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de la véranda y scintille dans la grenure des vitres de papier on n’y aperçoit qu’un bureau de laque aussi court sur ses pieds que les bassets sur leurs pattes, et, au milieu, sous une trappe polie, le trou rectangulaire, foyer de la cabane antique.

Ne croyez pas à une de ces affectations d’archaïsme qui tentent parfois nos millionnaires et n’ont pas plus de sens que s’ils revêtaient leur coffre-fort de boiseries gothiques. Notre hôte ne reconstitue point le passé : il le continue. Il met sans doute quelque coquetterie à le continuer aussi précieusement, mais sa vie et la vie de sa famille sont là, dans ces chambres claires et retirées, sur ces nattes et ce balcon qui relie son appartement à celui de sa femme et à celui de sa mère. C’est de là que, dédaigneux des financiers et des politiciens, escomptant peut-être au silence de son cœur d’heureuses vicissitudes, trop intelligent d’ailleurs pour ne point se piquer d’un peu de scepticisme, cet officier, héritier d’un grand nom, dont la sobre élégance se ploie à nos usages aussi bien qu’à la discipline de ses aïeux, voit monter autour de lui la marée des parvenus et sombrer peu à peu les dernières têtes de l’aristocratie.

Cependant quelques-uns de ses pairs, plus âgés, plus ambitieux ou plus épris des nouveautés, ne balancèrent pas à entrer dans les emplois et à disputer aux hommes récens le gouvernail de la politique. Sans parler des petits daïmios que le coup d’État surprit en pleine jeunesse et que le gouvernement a transformés en préfets, les descendans des cadets impériaux, dont la Restauration s’empressa de faire ses ducs, ses marquis et ses comtes, les Kugé, se sont assis plus d’une fois au Conseil des ministres. Ils occupent alors, dans le centre de Tôkyô, des résidences officielles, des édifices à deux et trois étages entourés de jardins anglais.

Je me rappelle ma première et bizarre impression, lorsque j’y fus convoqué par le marquis Saionji, ce Kugé qui regrette parfois notre Quartier Latin et dont les journaux conservateurs attaquent les tendances cosmopolites. Deux bambins galonnés, qui à eux deux pouvaient bien avoir vingt ans, me reçurent au bas du perron et galopèrent devant moi à travers le vestibule et le long de l’escalier désert. On eût dit qu’ils couraient réveiller un vieux gardien de la maison pour le prévenir qu’un locataire demandait à la visiter. Le marquis m’attendait dans un grand salon, assis près de la cheminée où flambait un feu d’hiver.