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champ des discussions se soit jamais clos. Boccace et Pietro Alighieri s’accordent tous deux à nommer Béatrice Portinari dont on célébrait également les vertus et la beauté.

Quoi qu’il en soit, la Vita Nuova ne contient, on le sait, aucune allusion au mariage, réel on supposé, de Béatrice. Le caractère idéal de cette affection n’excluait pas une inquiétude humaine. Et le pressentiment de la mort apparaît dans ce doux et pur roman. Si le diseur en rimes du moyen âge encense plus qu’il ne convient une créature mortelle, il arrive que la mort lui révèle le néant du « mensonge, » pour parler comme Pascal « Je ne suis la fin de personne… Ainsi l’objet de leur attachement mourra ! »

« Et quand j’eus pensé quelque chose au sujet de ma Dame, dit Alighieri, je retournai à ma faible vie, et, voyant sa fragilité, je me pris à pleurer d’une telle misère. C’est pourquoi je me dis en soupirant fortement : « Il est inévitable que la très noble Béatrice meure quelque jour. Alors un émoi me saisit, si puissant que je fermai les yeux et commençai à souffrir comme une personne en délire…[1] » La voix de Pascal répond à la voix de Dante. Ils retentissent à travers les siècles, les grands cris humains jetés sur des sommets. Et le mot cruel de Pascal, le mot « mensonge, » sous lequel on sent saigner un cœur, a son équivalent dans le poème dantesque. Béatrice morte devenue Béatrice immortelle s’adresse à Dante à la fin du Purgatoire et lui dit le mot suprême de sa vie et de sa mort. « Tu devais bien, après le premier heurt des choses trompeuses, t’élever en me suivant, moi qui ne suis plus telle ! » Ainsi, malgré toute sa douceur, toute sa pureté, toute son élévation, Béatrice s’est considérée elle-même comme une chose « trompeuse. »

Mais comment Béatrice destinée à mourir s’est-elle transformée aux yeux de Dante en Béatrice immortelle ? Où saisit-il l’idée première de son rouvre ? Il est une belle canzone de Cino da Pistoja qui semble pressentir cette ouvre, et, dans la Vita Nuova même, nous trouvons une canzone bien curieuse si l’on songe à la promesse qu’elle contient : « Le Ciel à qui il ne manquait rien que de la posséder… » Les hypothèses explicatives ont été nombreuses ; MM. de Witte, d’Ancona, Todeschini, Scherillo ont exercé là leur compétence. Dante avait-il rêvé sa Comédie

  1. Vita Nuova.