Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/151

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de vie intérieure que nous remarquons chez Dante ne proviendrait-elle pas en partie d’une habitude de refoulement prise dès l’enfance ? Il faudrait un, volume pour, étudier le mystère qui, dans sa vie, porta le nom de Béatrice, mais on s’expliquerait assez bien que l’image de la fillette florentine eût grandi, fût idéalisée en cette exaltation silencieuse.

Les données historiques accordent à Dante deux sœurs dont l’une avait le prénom de Tana. Tandis qu’il glorifie Béatrice, il tait le nom de sa mère, de ses sœurs et de sa femme ; il n’enveloppe pas dans la même réserve toutes les parentes et toutes les alliées de sa famille : le Purgatoire nous fait connaître la touchante fidélité de Nella, veuve de Forèse Donati ; le IIIe chant du Paradis évoque, dans une atmosphère de perle, la beauté, la douceur et la mélancolie de cette Piccarda, fille de Simone Donati qui fut arrachée de force au cloître des Pauvres dames, et mariée par son frère Corso à Rossellino della Tosa. D’après M. Scherillo, certaine canzone de la Vita Nuova soulèverait un coin du voile qui recouvre le sanctuaire des affections domestiques :


Donna pietosa e di novella etate
Adorna assai di gentilezze umane.


La « dame miséricordieuse, ornée de jeunesse et de toutes les grâces humaines, » fut-elle réellement une sœur du poète ? Son cœur s’était brisé quand elle avait vu la souffrance de Dante, et d’autres dames l’avaient fait sortir tout en pleurs de la chambre où celui-ci demeurait. Nous n’avons sur Gemma Donati, sa propre femme, que des clartés incertaines. Quand il l’épousa, Béatrice était morte.

On sait qu’à Florence, pour obtenir les charges publiques, les citoyens devaient être incorporés dans un des « arts » de la cité. Dante avait choisi celui des médecins et apothicaires ; l’art des apothicaires comprenait le commerce des produits pharmaceutiques, des parfums d’Orient et de toutes les pierres précieuses. Plus d’un vit peut-être l’Alighieri songer gravement en se penchant sur les rubis, sur les topazes dont il semblait étudier les feux, et fut loin de s’imaginer que le poète, en maniant ces pierreries, y surprenait un reflet des éblouissemens rêvés pour son Paradis. Il est à noter que ces hautes méditations de Dante ne le rendirent que plus attentif aux choses familières de son entourage, et plus respectueux de leur beauté. L’Alighieri n’éprouve