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VI

Il a recueilli tous les souffles de son époque. Ce culte de la dame, que les troubadours ont su répandre en Sicile, ne dirait-on pas, qu’il existe chez lui, spiritualisé, transfiguré ? N’y retrouve-t-on pas, également, les influences mystiques de l’Ombrie ? Est-ce parce qu’il chante saint François, parce qu’il célèbre la pauvreté, ou parce qu’il a pour Marie des louanges que ne désavouerait pas un saint Bonaventure ? Parce qu’il sait décrire, en terzine, les nuances subtiles d’un état d’oraison ? Et le sentiment de la nature, dont sont imprégnées les légendes et les poésies franciscaines, embellit d’une perpétuelle fraîcheur - nous l’avons remarqué, — l’art austère de la Divine Comédie. Et les préoccupations de l’école bolonaise, de l’école toscane, la doctrine d’un Guido Guinicelli, les spéculations d’un Guido Cavalcanti, niera-t-on que Dante les ait connues, qu’il n’y soit pas demeuré simplement indifférent ? La dame que l’on aimait à la façon d’une étoile est devenue Béatrice, une âme transparente à la lumière divine, et que l’on aime d’un amour plus fort que la mort. Les tombeaux sur lesquels se penchait anxieusement Guido Cavalcanti ont murmuré leur secret au cœur de Dante, et c’était un secret de vie. Cette œuvre dantesque se rattache non seulement à la poésie et à la philosophie, mais à tout l’art du moyen âge ; les visions de l’Enfer évoquent des gargouilles ; les sculptures de marbre du Purgatoire, l’Annonciation où l’ange apparaît dans « une attitude suave, » à Marie dont tout l’aspect semble exprimer la phrase : Ecce ancilla Domini, ressemblent à des œuvres qui naîtront peut-être, un peu plus tard, en Toscane. Quand M. Huysmans parle de la robe de flamme dont les vieux maîtres verriers ont revêtu, par les reflets des vitraux, la forêt gothique des cathédrales, on songe involontairement au Paradis du poème dantesque. Ce n’est pas seulement l’art de Toscane dont la parenté avec la Divine Comédie est visible ; les cathédrales de France, les cathédrales du Nord, apparaissent aussi comme ses sueurs[1]. Nous savons que le génie a des racines dans le temps, dans l’espace, mais il échappe à l’une comme à l’autre, et rejoint hors du temps, de l’espace, ce qui a le privilège de l’éternité.

(1) Voyez l’Art religieux du XIIIe siècle en France, par M. É. Mâle. Leroux, 1893.

  1. Paradis, ch. XXXIII.