Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/140

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à l’église de la Daurade ; elle avait les mêmes yeux que Giovanna, ces yeux de Giovanna qui versaient un baume sur les blessures de l’amour. Guido se crut-il regardé par les yeux de la Florentine dans le visage de la Toulousaine ? La fidélité même du souvenir le rendit infidèle à l’absente ; il oublia Giovanna pour Mandetta, et c’est encore à Mandetta qu’il songeait, de retour à Florence. Cette anecdote peut être vraie et, selon la coutume médiévale, avoir passé du monde réel dans le monde symbolique. En l’une et en l’autre des deux amies de Guido, nous serions portés à reconnaître la poésie florentine et la poésie des troubadours. Nous avons bien vu Dante incliner Guido Guinicelli devant Arnaud Daniel. L’histoire de Cavalcanti ne semble pas gaie. Son cœur se reprochait d’avoir imité les rosiers de Virgile, et fleuri plus d’une fois. Il apparaît que Guido cacha jalousement à ses amis son nouveau secret. Dante l’ignorait encore, lorsqu’il composa son sonnet pour célébrer les deux dames dont l’apparition avait illuminé pour lui l’ombre d’une ruelle de Florence Béatrice et Giovanna, marchant l’une après l’autre, comme « deux merveilles, » Béatrice et Giovanna, symbolisant le Printemps et l’Amour.

Guido parsema sa poésie d’allusions douloureuses. Un jour, Dante se plut à rêver un voyage idéal où lui, Guido Cavalcanti, et Lapo Gianni, errant sur une embarcation, sous un ciel pur, à travers une mer paisible, causeraient d’amour avec les nobles dames Béatrice, Giovanna et Lagia. Cette dernière ; célébrée par Lapo Gianni, figurait aussi sur la liste des soixante beautés de Florence, liste mise par Dante en forme de sirvente. Mais Guido répond tristement que, s’il était encore cet homme digne d’amour dont il n’a plus que le souvenir, ou si la dame avait un autre visage, un pareil rêve lui donnerait de la joie ; que son esprit est atteint par le trait d’un habile archer auquel il pardonne. Au fait, il ne brille pas précisément par la constance ; on dit qu’il eut encore plusieurs autres amours[1]. N’y a-t-il là que des symboles ? Quel est cet amour, le plus élevé de tous, dont il déplore la perte ? Quelle est la dame dont la pureté semble telle qu’elle est sortie de son âme, car il n’a plus le pouvoir de comprendre sa vertu ? Pourquoi la mort tient-elle en main le cœur de Guido, découpé comme une croix ? Ces hommes savaient

  1. Il paraît bien que Giovanna n’est pas l’inspiratrice des sonnets du Vatican attribués à Guido Cavalcanti (Voyez la curieuse étude de M. G. Salvadori).