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poète accorde à Brunetto Latini dans la Divine Comédie et que, vraisemblablement, Dante n’alla jamais, à titre d’élève, recevoir les enseignemens de Brunetto. Dante se lia d’affection avec Guido, quand il eut reconnu la nature et la valeur des méditations auxquelles s’adonnait celui-ci. La réponse au premier sonnet de la Vita Nuova nous permet de croire que les conversations qui s’établissaient entre les deux amis ne devaient pas toujours être à la portée des profanes ; mais il est à supposer que Giotto, Cino de Pistoja, l’architecte Arnolfo, le musicien Casella, ne les eussent pas écoutées sans plaisir. Leur contemporain Francesco da Barberino, le notaire écrivain, le conteur moraliste, l’auteur de Del reggimento e dei costwni delle donne et des Documenti d’amore, que M. Émile Gebhart nous a dépeint tirant une morale sèche et fine des nombreuses expériences de sa carrière, les eût peut-être trouvés entachés de quelque exaltation. Mais il eût pénétré mieux que nous, sans doute, ce qui nous apparaît aujourd’hui comme des énigmes et des obscurités.

M. Salvadori se plaît à ressaisir, chez Guido Cavalcanti, la théorie de la république idéale, dont on trouve la conception dans les écrits du philosophe arabe d’Espagne Avempace. Peut-être fut-ce à travers les œuvres d’Albert le Grand que Cavalcanti prit contact avec cette idée hautaine de la république des solitaires. Solitude toute morale, car il s’agissait, non pas de se séparer des hommes, mais de ne pas leur ressembler, et de s’élever au-dessus de la vie humaine commune, ainsi que de la vie animale ! Rêve séduisant par un air de noblesse, et bien différent de la pensée monastique, qui se sépare, elle, de l’humanité, pour s’unir, dans ses oraisons, à la multitude des souffrances humaines ! Différent, également, des leçons d’un saint François d’Assise qui s’élève, et combien 1 au-dessus de la vie commune, en voulant se tenir plus bas que le plus misérable des êtres, qui voyage en chantant sur les grandes routes, et qui captive les foules par son harmonie. Différent de l’enseignement d’une sainte Catherine de Sienne, lorsque, après les multiples labeurs de la journée, vers la tombée du soir, elle se prosterne dans une église assombrie, et murmure une de ces prières de flamme que les siècles se transmettent l’un à l’autre, une de ces prières exhalant sa « compassion du monde entier en présence de la divine miséricorde, » une de ces prières que son âme ne peut contenir, car elle dit : « Mon Dieu, faites éclater mon âme ! »