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environ après les débuts dans la médecine, une aventure lui arrive, qui achève de lui ouvrir les yeux sur sa situation.


À l’extrémité de la ville, dans une misérable masure, vivait une veuve, une blanchisseuse. Des trois enfans qu’elle avait eus, deux étaient morts de la scarlatine, à l’hôpital ; et, peu de temps après leur mort, le troisième enfant était devenu malade à son tour. C’était un petit garçon de huit ans, chétif, et de pauvre mine. La mère s’était absolument refusée à le conduire à l’hôpital, et m’avait prié de venir le voir. Le petit avait la scarlatine sous une forme assez grave : il délirait, s’agitait sans cesse ; une température de 41°, un pouls extrêmement précipité. Ayant examiné le malade, je dis à la mère que, suivant toute apparence, il ne survivrait pas. La blanchisseuse tomba à genoux devant moi.

— Petit père, sauvez-le !… C’est le dernier qui me reste ! Tout ce que j’ai d’argent, je vous le donnerai, je vous laverai votre linge pour rien toute ma vie !

Pendant une semaine, la vie de l’enfant resta en danger. Enfin la température, peu à peu, s’abaissa, l’éruption pâlit ; le malade commença à revenir à lui. L’espoir d’une guérison redevenait possible, à ma grande joie, car je m’étais fort attaché à ce petit être malingre, avec son visage couvert d’écailles et son regard apathique. La mère, folle de bonheur, ne trouvait pas assez de mots pour me remercier.

Quelques jours après, la fièvre reparut, et les glandes sous-maxillaires droites se mirent à enfler. Puis l’enflure grandit, tous les jours plus douloureuse. En soi, la chose ne présentait pas un grand danger : tout au plus pouvait-on craindre une infection des glandes, amenant un abcès. Mais, pour moi, cette complication était des plus désagréables. Si un abcès survenait, il y aurait à l’ouvrir ; et le mal résidait dans la gorge, où se trouve une telle masse d’artères, de veines ! « Veuille le malheur que je touche à quelque gros vaisseau, — saurai-je avoir raison de l’hémorragie ? » Pas une seule fois, jusqu’alors, je n’avais eu l’occasion d’opérer sur un corps vivant. J’avais vu faire des milliers d’opérations ; mais, à présent, l’idée d’avoir à ouvrir un simple abcès m’épouvantait.

Je lus, dans mes livres, qu’au début d’une inflammation des glandes, une forte application d’onguent mercuriel pouvait produire de bons effets. Renouvelée régulièrement, cette application réduit souvent l’endure, et prévient l’abcès. Je résolus donc de frictionner la gorge de l’enfant avec l’onguent mercuriel. L’enflure était très douloureuse, de telle sorte que, la première fois, je dus me borner à une friction très légère. Le lendemain, le regard du petit était devenu plus vif, la douleur s’était calmée : il souriait et demandait à manger. Évidemment la friction avait agi. Je me hâtai de la renouveler, et, cette fois, avec plus de force. La mère m’accablait de remerciemens ; elle se désolait de ne pas m’avoir appelé auprès de ses deux autres enfans, qui, traités par moi, sûrement ne seraient pas morts.

Le lendemain, quand je revins auprès du malade, je trouvai dans son état un grave changement. Le petit était couché sur le dos, la tête tournée vers le mur, et gémissait sans discontinuer. Au-dessous de la première endure, dans le creux de la clavicule droite, une nouvelle enflure s’était