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exemple, introduit au milieu d’un raisonnement, prend à nos yeux la valeur d’un symbole, et vient, pour ainsi dire, entraîner de force notre conviction.

Seule, la composition générale du livre laisse à désirer. Chacun des chapitres se suffit à soi-même, et parfois on a peine à distinguer le lien qui le rattache aux autres chapitres : défaut malheureusement trop fréquent dans la littérature russe, depuis les Âmes mortes de Gogol jusqu’aux derniers écrits du comte Tolstoï. Encore ce défaut ne se fait-il sentir que dans la seconde moitié des Mémoires d’un Médecin, tandis que la première moitié du livre, au contraire, nous offre une manière de roman autobiographique très suffisamment suivi, et d’une qualité littéraire tout à fait remarquable. Cette première moitié du livre pourrait s’appeler, à elle seule, Les Mémoires d’un Médecin ; la seconde moitié, avec son désordre, est plutôt quelque chose comme une « confession, » et non point la confession de certain médecin en particulier, mais celle de toute la médecine moderne, procédant devant nous à son examen de conscience, avec un mélange bien tolstoïen, — ou, si l’on préfère, bien slave, — d’orgueilleuse franchise et d’humilité.


Le héros du livre nous raconte d’abord ses études médicales à l’Université de Saint-Pétersbourg, avec les mille émotions diverses et souvent contraires qu’elles ont fait naître, tour à tour, dans sa jeune âme enthousiaste et inexpérimentée. Au sortir du collège, où il s’est fastidieusement nourri de grec et de latin, voici que s’ouvre à lui le monde merveilleux des sciences naturelles. Il se sent ébloui, enivré ; il frémit de joie à la pensée qu’enfin il va acquérir des connaissances certaines, sérieuses, et utiles. Il s’étonne et s’indigne de l’ignorance du commun des hommes, qui savent en quel siècle a vécu Louis XIV, mais ne savent point que la viande qu’ils mangent est faite de muscles, ni pourquoi le phosphore luit dans les ténèbres. L’anatomie, en particulier, attire et passionne le jeune étudiant. Il en vient à considérer l’humanité tout entière comme une immense collection d’organes anatomiques. Chaque mouvement qu’il fait, ou qu’on fait près de lui, se décompose aussitôt pour lui en une série d’opérations musculaires ; et il se répète fièrement les noms des muscles qui y prennent part. Mais bien plus profonde encore est l’action qu’exerce sur lui la méthode générale des sciences naturelles. Pas d’hypothèses ; l’observation directe, unique fondement de toute connaissance : voilà ce qui se grave, tout de suite, dans son cerveau. Et il a beau, ensuite,