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Désormais Don Juan s’attachera passionnément non plus au plaisir lui-même, mais à ce qui jadis n’était pour lui que le moyen de se le procurer. Perversion pareille à celle de l’avare qui, au lieu d’aimer dans l’argent les satisfactions qu’il sert à acheter, en arrive à aimer l’argent pour lui-même : comme l’avare qui meurt déguenillé et sordide sur son tas d’or, Don Juan vit sans amour dans son libertinage. La conquête, qui jadis n’était pour lui qu’un aiguillon de l’amour, lui devient une satisfaction qui se suffit à elle-même : il conquiert pour conquérir, pour dominer, pour humilier. Il change, il trahit, pour la vanité d’être infidèle. Et ces souffrances dont il ne se faisait pas scrupule jadis d’être l’occasion, il veut en être la cause ; il les provoque, parce qu’elles sont devenues le meilleur de sa joie : il goûte le plaisir des larmes d’autrui. Froid, sec, inhumain, il est l’orgueilleux ou le roué, Lovelace ou Valmont.

Reste le Don Juan des romantiques. Avec eux, le type est non plus perverti, mais faussé. Ils en font un chercheur d’idéal, un symbole de l’humanité qui, au prix d’expériences toujours renouvelées, toujours déçues, poursuit son rêve et s’élève sans cesse. Et, comme ce que cherche Don Juan est la plus matérielle des réalités, comme d’ailleurs il est dans sa destinée qu’à chaque expérience il descende un peu plus bas, l’interprétation romantique n’est donc qu’un contresens. Il suffit de s’entendre et de convenir qu’on prendra les mots au rebours de leur acception.

Chacun de ces types est en étroit accord avec l’époque où il s’encadre, dépendant des formes sociales, de l’état des mœurs, de celui des croyances et des idées. Voici maintenant Don Juan tel que l’ont façonné les conditions de notre vie. C’est un homme d’aujourd’hui ; il porte le frac et le smoking ; mais, en perdant l’épée qu’il portait au côté, ce flot de rubans qui nouaient ses souliers et la plume au chapeau qui lui faisait une manière de panache, il a beaucoup perdu : il a perdu toute l’élégance extérieure qui masquait la vilenie foncière du personnage.

Le « grand seigneur » de jadis pouvait puiser dans le préjugé du rang cette idée que sa naissance relevait au-dessus de certains devoirs et qu’il y aurait même eu pour lui de l’indignité à se plier à la morale de ceux qui n’étaient pas « nés. » Il conservait dans sa dépravation quelque allure, et son impertinence avait de la hauteur. A tout le moins, il était soucieux, en toutes choses, de ne pas se conduire comme un laquais. Le marquis de Priola appartient à une époque où un titre de noblesse ne correspond plus à aucune réalité. Voulez-vous