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connaît la vérité ; c’est lui qu’il faut implorer. Attendons sa miséricorde. » Il est jugé, il est condamné, fouetté de verges, envoyé en Sibérie. Vingt-six années s’écoulent ; ses cheveux ont blanchi, il s’est voûté, il traîne la jambe, parle peu, ne rit jamais et prie souvent. Un jour, un nouveau forçai, Makar Sémionovitch, arrive au bagne, et, entendant raconter l’aventure d’Aksénov, jette un cri de surprise, puis se tait. Du premier regard, Aksénov a deviné en lui l’homme qui a tué le marchand. Il perd le sommeil ; il revoit dans sa tête son passé, son isba, sa femme, ses enfans, tout ce qu’il a perdu par la faute d’autrui. Quinze jours passent sans qu’il retrouve le calme. Mais, bien qu’il ait surpris Makar en train de faire un trou dans le mur de la prison, il ne le dénonce pas. Quand les gardiens voient le trou et cherchent le coupable, Aksénov, interrogé, se borne à répondre : « Dieu ne me permet pas de le dire, et je ne le dirai pas. » La nuit suivante, il entend venir à lui Makar Sémionovitch :


Makar se pencha sur Aksénov, tout près de lui, et lui dit à voix basse :

— Ivan Dmitriévitch, pardonne-moi !

— Quoi ! que te pardonnerai-je ? fit Aksénov.

— C’est moi qui ai tué le marchand, et c’est moi qui ai placé le couteau dans ton sac. Je voulais te tuer aussi, mais, à ce moment, on a fait du bruit dans la cour : j’ai mis le couteau dans ton sac et je me suis sauvé par la fenêtre.

Aksénov gardait le silence et ne savait que dire.

Makar Sémionovitch se laissa glisser du lit, se prosterna jusqu’à terre, et dit :

— Ivan Dmitriévitch, pardonne-moi, au nom de Dieu, pardonne-moi ! Je vais déclarer que c’est moi qui ai tué le marchand, on te rendra la liberté et lu retourneras chez toi.

Et Aksénov dit :

— Cela t’est facile à dire. Mais, moi, j’ai trop longtemps souffert ici. Où irais-je à présent ?… Ma femme est morte, mes enfans m’ont oublié. Je n’ai plus nulle part où aller.

Makar restait toujours prosterné. Il frappait de sa tête la terre en disant :

— Ivan Dmitriévitch, pardonne-moi ! Quand on m’a battu du knout, cela me fut moins douloureux que de te voir ainsi… Et tu as encore eu pitié de moi, tu ne m’as pas dénoncé. Pardonne-moi, au nom du Christ, pardonne au malfaiteur maudit !

Et il se remit à sangloter.

En entendant pleurer Makar Sémionovitch, Aksénov se mit à pleurer lui-même, et dit :

— Dieu te pardonnera ! Peut-être suis-je cent fois pire que toi…