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Ainsi parle Myriel ; et ce nom de frère, dont il avait accueilli le passant inconnu, après le larcin commis chez lui lu nuit suivante, il le donne encore au larron.

Dans les romans de Tolstoï, Myriel ne porte pas l’habit du prêtre. Le prêtre est à peu près absent de son œuvre ou il n’y a qu’un rôle épisodique, insignifiant, et M. Leroy-Beaulieu nous en a, je pense, fourni la raison, lorsqu’il a montré le peu d’action que le pope, marié, et fonctionnaire de l’État autant ou plus que ministre de Jésus-Christ, exerce en Russie sur le peuple des campagnes. Chez Tolstoï, Myriel est un pauvre moujik à qui la souffrance a appris à comprendre et à pratiquer la grande loi d’amour et de pardon. C’était Karataïef, dans Guerre et Paix ; c’est Akim, dans la Puissance des ténèbres, et Pierre Micheïef, dans le conte si touchant du Petit Cierge ; c’est, dans Résurrection, le vieil ouvrier qui siège au jury avec Nekludov et qui dit, en refusant de condamner aucun des accusés : « Nous-mêmes ne sommes pas des saints ! » Sous un nom ou sous un autre, il est toujours là, formant antithèse avec le propriétaire ou l’intendant, avec le juge ou le directeur de prison, avec l’égoïsme des puissans et des riches ; et il suffit de l’écouter pour reconnaître en lui Myriel. Il parle le même langage, et il parle presque aussi bien. Qu’on en juge par un exemple.

Histoire vraie est une très courte nouvelle, de vingt pages à peine, et le seul de tous ses récits que Tolstoï aujourd’hui ne désavoue pas. L’anecdote qui en fait le sujet est probablement authentique : railleur l’avait déjà contée en quelques mots dans Guerre et Paix. Aksénov, un beau garçon blond et ami des gais refrains, s’est mis en route pour se rendre à la foire de Nijni-Novogorod. Chemin faisant, il rencontre un marchand de sa connaissance, soupe avec lui dans une auberge, y passe la nuit, et, au petit jour, n’étant pas grand dormeur, repart sans s’inquiéter de son compagnon. Le soir même, il est arrêté : on lui dit que le marchand a été égorgé à l’auberge pendant son sommeil, qu’il est accusé de l’avoir tué, et, chose incroyable, on trouve dans son sac, en effet, un couteau taché de sang. Il a beau protester, jurer qu’il ne sait rien, que le couteau n’est pas à lui : il est mis en prison. Sa femme l’y vient voir, elle se désespère, sanglote, puis murmure : « Vania, cher ami, dis la vérité à ta femme ; n’est-ce pas toi qui l’as tué ? » Et Aksénov répond en pleurant : « Et toi aussi, tu le crois ! » Sa femme s’en va ; il songe : « Dieu seul