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un zèle infatigable. Dirons-nous qu’en les instruisant, il dément ses propres doctrines ? Nous aurions tort ; il ne se contredit pas. S’il nous engage à chercher le bonheur dans les travaux rustiques et la vérité dans l’humble sagesse paysanne, s’il croit avoir rencontré, parmi les vieux habitans des campagnes, les seuls vrais disciples du Christ, s’il estime que ceux-là, qui ne savent rien, mais qui croient et qui espèrent, nous enseignent mieux que les plus illustres penseurs ce qu’il faut faire et ce qu’il faut accepter, il n’ignore pas que, là comme ailleurs, les sages sont en minorité et qu’il y a dans le peuple de Russie beaucoup de consciences à éveiller et de vices à combattre. Il sait combien de gens, autour de lui, sont hors d’état de lire l’Evangile, et, de ceux qui le lisent, combien sont hors d’état de l’interpréter : il sait quelles ténèbres pèsent sur eux, quelle est la « puissance des ténèbres » où ils sont plongés. Dans l’Empire des Tsars, M. Anatole Leroy-Beaulieu, tout en louant les vertus du paysan russe, sa résignation, son tour d’esprit religieux, a dénombré ses défauts qu’il explique en partie par son long servage. Le servage l’a trop longtemps déprimé et avili, pour que, en 1861, le décret qui l’émancipait ait pu du jour au lendemain lui rendre la pleine notion de sa dignité humaine. Afin d’oublier ses humiliations et ses souffrances, il avait pris l’habitude de boire : il l’a gardée, et va jusqu’à vendre son cheval ou sa charrue pour acheter de l’eau-de-vie. Afin de se soustraire aux exactions du maître ou de l’intendant qui le pressurait, il avait appris à feindre, à mentir : il est resté rusé. Respectueux de l’autorité paternelle, et, d’une façon générale, respectueux de la vieillesse : « Où sont les cheveux blancs, dit le dicton, là est la raison, là est le droit, » avec sa femme, il est facilement brutal, et il la réduit à la condition d’esclave. Là-dessus, il a une foule de proverbes significatifs : « Aimez votre femme comme votre âme, et battez-la comme votre pelisse. » Appelé devant le juge pour avoir brutalisé sa femme, il s’étonne, il proteste : « C’est ma femme, c’est mon bien ! » Il n’en veut point démordre, et si le juge lui parle du respect dû aux femmes : « Qui donc alors peut-on battre ? » demande-t-il ingénument. Aussi le meurtre du mari par la femme est-il fréquent dans les villages russes : la victime, lasse de souffrir, se révolte, et n’ayant pas assez de force pour faire le coup de poing, elle a recours au coup de couteau ou au poison.