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Qu’importe que leur art soit réalisme ou romantisme, s’ils savent tous deux toucher les cœurs ? Qu’importe, en un mot, ce qui les sépare, s’ils se rejoignent par les plus hautes inspirations de leur génie ?

Non, Tolsfoï n’a pas attendu jusqu’à Résurrection pour se faire, comme Hugo, le peintre et l’avocat de tous les déshérités. Dès le temps de Guerre et Paix (1864-1869), alors qu’il était ou croyait être si sceptique, il y avait en lui quelque chose de plus fort que son scepticisme, et c’était sa bonté. Déjà son héros de prédilection était l’homme du peuple, tel qu’il l’avait pu voir à l’armée du Caucase ou au siège de Sébastopol, sous l’uniforme du soldat. Un court épisode, dans Guerre et Paix, l’épisode de Karataïef, semble annoncer tout ce qu’il nous a donné depuis. Karataïef est le vieux soldat qui console Bezoukhov, prisonnier comme lui des troupes françaises. Il est sale et déguenillé ; il passe son temps à dénouer et enrouler des bandes de toile autour de ses pieds meurtris ; et d’abord Bezoukhov détournait la tête ; pour ne pas le voir. Mais Karataïef lui a adressé la parole : « Avez-vous supporté beaucoup de misère, barine ? » Il lui a conté sa propre vie, et sa vie a toujours été si malheureuse, et il y a tant de simplicité, de douceur, de foi naïve dans son récit. que Bezoukhov, ému jusqu’au fond de l’âme, se jure de prendre désormais modèle sur ce chrétien, sur ce sage en haillons.

Tolstoï a tenu le serment de Bezoukhov. Retiré dans ses terres, au milieu de ses paysans, il a pris le parti, il y a une vingtaine d’années, de vivre avec eux et comme eux ; il leur a donné une part de ses biens, et a endossé la blouse de grosse toile que serre à la taille une ceinture de cuir. Il n’a plus été question pour lui de peindre dans ses romans les mœurs aristocratiques et les mœurs bourgeoises, ou, s’il les a peintes une fois encore, dans la Sonate à Kreutzer, ç’a été pour en faire la plus forte, la plus troublante satire. Adieu, les salons de Pétersbourg où rayonnait la grave et douce beauté d’Anna Karénine ! Adieu, la vieille maison seigneuriale qu’égayait le rire de Natacha ! Il a changé de modèles, et aussi de public. Il ne s’occupe plus à présent que de ces paysans, de ces moujiks, qui constituent à eux seuls presque toute la nation russe, et qui, au dernier recensement, étaient près de 60 millions contre 5 ou 6 millions de citadins. Son unique souci est de leur faire du bien, d’améliorer leur sort, de les instruire, et il y travaille avec