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Avec de si bonnes excuses, il eût fallu aux Américains une vertu peu commune, reconnaissons-le, pour ne pas garder la proie qui était entre leurs mains. C’est assurément une peu édifiante volte-face que celle des Etats-Unis prônant avant la guerre les qualités des Cubains, demandant la reconnaissance de leur pleine indépendance, puis déclarant que ni eux ni leurs voisins de Porto-Rico ne sont dignes de cette indépendance, prenant même aux Philippines la suite des affaires de l’Espagne, et y luttant, les armes à la main, contre les insulaires, pour les soumettre à leur domination. Mais, hélas ! ils ne sont pas la seule nation qui se soit donné pareil démenti et bien rares sont les peuples sans péché qui auraient le droit de leur jeter la pierre.

Il faut même dire à l’honneur des Américains que la politique de conquête a rencontré chez eux plus de résistance qu’elle n’en eût peut-être éprouvé nulle part ailleurs. C’est une partie seulement de l’opinion qui s’est laissé entraîner par les captieuses promesses de l’impérialisme. Une autre, très considérable par le nombre et la qualité de ceux qui la composent, y est restée réfractaire et continue de s’y opposer vivement. La nouvelle politique, outre qu’elle constitue à l’égard de Cuba un manque de foi formel, heurte l’idée profondément ancrée dans le cœur des Américains, qu’un peuple ne doit jamais être gouverné par un autre contre sa volonté. Si les partisans de l’expansion lointaine y voient le développement naturel des destinées de leur nation, qui, après avoir peuplé l’Amérique du Nord, y avoir établi partout des institutions libres, avoir mis en valeur ses richesses, va répandre les mêmes bienfaits sur des terres nouvelles, sans se laisser arrêter par le Grand Océan qu’elle doit dominer un jour, les adversaires de l’impérialisme croient au contraire que la conquête de terres tropicales et éloignées engage les Etats-Unis dans une voie toute différente de celle qu’ils avaient suivie jusqu’à présent et des plus funestes ; ils prévoient que tout leur organisme politique et social se trouvera faussé par l’incorporation de populations hétérogènes, qui ont un autre idéal et un autre genre de vie, auxquelles il est malaisé d’appliquer leur système traditionnel de gouvernement ; ils craignent que leurs institutions libres, loin de s’étendre par les annexions, n’en reçoivent, chez eux-mêmes, une fâcheuse atteinte ; ils pensent enfin qu’en sortant de l’Amérique du Nord, l’Union risque de se trouver