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yeux de Tolstoï, est justement d’être un coup de théâtre. Son Nekludov a moins grande allure : il regarde stupidement Katucha ; en la revoyant, tout son passé s’est ranimé devant ses yeux ; il est partagé entre le remords et la peur ; il tremble qu’elle ne le reconnaisse comme il la reconnue. Plus tard, demain, ce soir peut-être, le remords l’emportera sur la peur ; il se compromettra, il s’accusera pour obtenir la grâce de la condamnée, et, s’il n’y réussit pas, il la suivra jusqu’en Sibérie afin d’expier, de souffrir avec elle. Mais, en attendant, il se fait tout petit à sa place, et se contente de penser à part lui : « J’aurais dû me lever, au moment du verdict, et faire publiquement l’aveu de ma faute. » De même, comparez la résurrection morale de Katheha et de Valjean. Celle de Valjean est brusque et complète ; dès qu’il a entendu les célestes paroles de Myriel, la brute disparaît pour faire place à l’ange ; l’homme au bâton ferré et au passeport jaune n’est plus que renoncement, douceur et charité. La pauvre Katucha met beaucoup plus longtemps à se régénérer ; elle résiste aux bons sentimens qui se sont fait jour dans son cœur ; l’empreinte que sa vie infâme a laissée en elle ne s’efface que peu à peu, ne s’effacera tout à fait qu’à la dernière page de son histoire. Il est vrai qu’au lieu de Myriel, c’est Nekludov qu’elle a rencontré sur son chemin, et qu’avec toutes ses bonnes intentions Nekludov est un faible esprit, un faible caractère. Hugo nous élevait au-dessus du réel, Tolstoï nous y ramène ; et je n’en conclus pas que l’art de Tolstoï soit supérieur à l’art de Hugo, mais je suis bien obligé d’en conclure que leur art n’est pas le même.


III

Dans leurs idées générales sur la vie et la société, la différence n’est pas moins grande.

On a maintes fois reproché à Hugo ses changemens d’opinion ; on a pris plaisir à lui rappeler qu’il avait été légitimiste jusqu’en 1830, orléaniste de 1830 à 1848, et finalement républicain. Le reproche ne me semble pas très sérieux, quand je considère combien sa vie a été longue et de combien de révolutions il a été témoin. Il a vu les Bourbons revenir, puis disparaître, puis revenir encore et de nouveau tomber du trône ; il a vu la