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la pitié ; il resterait à se rappeler cette date du 4 septembre 1843, inscrite à part, sur une feuille blanche, au tome II des Contemplations. Il n’y avait pas tout à fait sept mois qu’il avait marié sa fille Léopoldine à Charles Vacquerie. Les deux très jeunes époux s’étaient établis sur la rive droite de la Seine, non loin de Caudebec, à Villequier. Le 4 septembre, comme ils se promenaient en canot, un coup de vent fit chavirer la frêle embarcation : tous deux périrent. On retrouva leurs corps étroitement serrés l’un contre l’autre, et ils furent ensevelis dans le même cercueil. Hugo revenait alors d’un voyage en Espagne ; aucune des lettres qui lui furent adressées ne le rejoignit en route ; c’est le 9 septembre seulement qu’en passant dans un village voisin de Rochefort, dans un café, un journal lui apprit par hasard, et de la façon la plus brutale, qu’il ne reverrait pas son enfant. On a de lui une lettre écrite le lendemain ; elle est belle et touchante. Mais, quand on veut mesurer sa douleur, quand on veut savoir quel retentissement elle a eu sur son génie, le mieux est d’aller droit à la pièce des Contemplations qui porte en titre : A Villequier.


Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres,
Et sa brume et ses toits sont bien loin de mes yeux ;
Maintenant que je suis sous les branches des arbres,
Et que je puis songer à la beauté des cieux…


Ces vers sont datés de 1817. A huit ans de là, douze, ans après le drame de Villequier, la blessure était toujours aussi saignante, plus peut-être, car il n’avait même plus la triste douceur de rendre visite à la tombe de sa fille. A celle qui est restée en France, ainsi s’intitulent les vers sur lesquels s’achève le recueil des Contemplations et qui en sont comme le funèbre Envoi :


Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange
Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d’ange ;
Ouvre tes mains et prends ce livre ; il est à toi…


Mouvement d’idées socialiste et humanitaire de 1830 à 1848, deuil domestique ravivé par l’exil, telles sont, si je ne me trompe, les influences qui ont agi sur Hugo et qui, de nature ; bien diverse, ont pourtant agi dans la même sens, élargissant chez lui le sentiment de la misère humaine et de la fraternité humaine. Alors il a écrit l’œuvre immense, l’œuvre d’enthousiasme démocratique ut d’évangélique pitié, qui se nomme les Misérables.