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germe, dès sa jeunesse, dès l’éveil de son génie. Peut-être n’était-elle encore ni bien profonde ni bien sincère dans ses premières productions, dans Bug-Jargal, Marion de Lorme, le Roi s’amuse, ou Notre-Dame de Paris. Ce qui le poussait alors vers l’esclave, vers la courtisane, vers le bouffon, vers les truands et les bohémiennes de la Cour des miracles, e étaient surtout ses partis pris de jeune romantique, heureux de jeter le défi aux bienséances du classicisme et de faire enrager les « philistins ; » c’était le goût de l’étrange et des difformités pittoresques, la recherche des antithèses provocatrices. Il serait difficile, en revanche, de ne voir rien qu’un jeu d’esprit et un exercice littéraire dans le Dernier jour d’un condamné (1829) ou dans Claude Gueux (1834), de n’y pas voir une protestation contre la peine de mort et une tentative pour adoucir les rigueurs de la justice humaine. Le Dernier jour d’un condamné, sous forme de narration personnelle, de journal intime, est l’analyse des terreurs et des espérances qui se disputent l’âme d’un condamné à mort entre le jour de la condamnation et le jour de l’exécution ; c’est la lente et affreuse agonie d’un homme, d’un criminel, mais enfin d’un homme, en pleine santé, en pleine vie, qui se débat et crie comme déjà sous le main du bourreau. Claude Gueux est une autre agonie, celle d’un malheureux être doux et résigné, d’un ouvrier dont la misère a fait un voleur et qui subit patiemment sa peine au fond d’une prison, mais qui se révolte enfin le jour où son geôlier, par une inutile cruauté, le sépare de son ami. Il n’est pas sans quelque ressemblance, le pauvre Claude, avec le Valjean des Misérables. Mais qu’il y a loin, malgré tout, de ces premiers écrits, loin d’une Feuille d’automne telle que Pour les pauvres ou que la Prière pour tous, à Melancholia, aux Pauvres gens et à la grande épopée humaine de 1862 !

Pour comprendre comment la transformation s’est faite, comment le germe s’est développé, il faudrait avant tout étudier le mouvement d’idées qui s’est produit en France de 1830 à 1848, et à peine en puis-je ici marquer les tendances générales. Ces dix-huit années de batailles parlementaires et d’émeutes sont la période de crise d’où allait sortir l’institution du suffrage universel, c’est-à-dire le triomphe définitif de la démocratie ; elles sont aussi, et on l’a souvent, répété, l’âge héroïque, l’âge d’or du socialisme. Quel travail et quelle fermentation dans tous les cerveaux ! Qu’elle ardente et sincère aspiration au progrès ! Tandis