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d’émotion, l’originale saveur, d’une plongée subite en plein moyen âge, d’une magique transposition des temps et des choses, qui ferait revivre l’Espagne des Maures à quelques heures de nos grandes villes modernes. Et telle est l’impression saisissante produite par cette apparition, qu’elle amène sous la plume de tous ceux qui ont vu et décrit le Maroc le mot d’anachronisme L’empire du Chérif prolonge sous nos yeux un passé très lointain. L’histoire, ailleurs, se précipite, emportant les peuples vers des destins nouveaux ; ici, l’évolution interne est si lente qu’à peine est-elle sensible, et, si elle paraît aujourd’hui à la veille de s’accélérer, c’est sous la pression de forces étrangères.


I

Même dans le monde de l’Islam, qui n’a de l’immobilité que les apparences, mais qui, en réalité, se transforme, le « Pays du couchant » apparaît comme une anomalie ; il est le Maghreb-el-Aksa, « l’ultime Occident, » non seulement dans l’espace, mais encore dans le temps ; tandis qu’autour de lui de puissans chocs extérieurs altéraient profondément la physionomie des pays musulmans, le Maroc n’a subi que de très faibles modifications ; il s’est enfermé, plus étroitement que jamais, dans son isolement volontaire.

Dans la plupart des pays soumis à la loi du Coran, le contact de l’étranger a provoqué, au XIXe siècle, des altérations plus ou moins graves des croyances et des rites[1]. Stamboul, la capitale du Commandeur des croyans, est devenue une ville cosmopolite ; à demi peuplée de chrétiens, elle a un chemin de fer, des journaux, elle a eu un Parlement ! L’Egypte « s’européanise » de plus en plus ; la Perse s’organise comme un État civilisé ; l’Algérie, la Tunisie sont dominées par les Français. Le Maroc seul reste réfractaire à toute pénétration : c’est qu’il ne renferme pas, comme la Turquie d’Europe ou la Syrie, une couche de populations chrétiennes qui vit et s’agite sous une suzeraineté musulmane, ou, au contraire, comme l’Algérie-Tunisie, une population musulmane gouvernée par des chrétiens. Point de mélange ni de relations avec les mécréans dans l’empire du

  1. Sur tous ces mouvemens, qui ont agité le monde musulman, voyez le petit livre, déjà ancien, mais plein d’aperçus originaux, de M. A. Le Chatelier : l’Islam au XIXe siècle, 1 vol. in-18 : Leroux, 1888.