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VII

Religion de lame, religion de la nature, religion de la vie, glorification des humbles ou explication des héros, la pensée d’Emerson ne s’abîme-t-elle pas dans une sorte de quiétisme qui peut paraître une assez étrange conclusion à sa philosophie de l’individu ? Conclusion fort précieuse, d’ailleurs, et propre à nous apprendre combien l’individu est peu de chose, puisqu’il finit toujours par révéler son insuffisance, même à la suffisance un peu puérile d’un penseur américain. Encore est-il quelque chose pourtant ; et cette candeur d’une jeune philosophie passe la mesure, quand, sur les cimes nuageuses où se réconcilient les contraires, elle fait de l’apothéose un anéantissement. Notre raison n’a point cette sagesse infinie, non plus que notre volonté cette toute-puissance. Notre moi n’est pas cet absolu transcendantal qui domine, immuable et inaltérable, toute pensée et toute action, insignifiantes ou sublimes. L’intuition et le caractère ne sont point doués de la magie que leur prête une métaphysique orgueilleuse. Notre personnalité, où tant d’influences ont leur part, n’apparaît point par une sorte de génération spontanée, d’éclosion miraculeuse. Elle sort du passé et se constitue péniblement, pour réaliser quelque virtualité de l’avenir. Son effort procède d’un choix, qui l’engage. Et ainsi elle se détermine et se définit. Loin donc qu’en s’abandonnant elle devienne divine, c’est en évitant plutôt l’illusion dans le choix et la défaillance dans l’effort qu’elle commence d’être. De quelles forces ne se prive pas le penseur sans tradition ou le croyant sans église ! Et comment Emerson, qui avait une telle foi dans l’impersonnelle vérité, a-t-il pu méconnaître son impersonnelle expression dans l’accord des siècles et l’accord des âmes ? Il n’importe, nous dit-on : nous sommes comme une ombre traversée d’un rayon, et dont toute l’action est de se laisser traverser. Oui, mais que d’obstacles à ce rayon ! Et comme j’ai besoin de toutes mes forces et de tous les secours, pour lui frayer la route et qu’il passe !

Le quiétisme d’Emerson a trop dédaigné des vérités si humaines. Et voici où il aboutit : puisqu’une loi supérieure à notre volonté règle les événemens, puisque nos impatiences et nos colères, nos bonnes œuvres et nos églises ne peuvent rien,