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sensibles à la beauté de ses formes, et le sage de Concord est plus préoccupé de leur sens que de leur beauté. C’est un idéaliste qui cherche la signification du symbole et aspire à le dépasser pour s’attacher à la chose signifiée. Lui-même a divisé les hommes en trois classes, et nous voyons sans peine à laquelle il appartient : « Une classe vit pour l’utilité du symbole, estimant la santé et la richesse ; une autre classe vit au-dessus de cette fin, s’élevant jusqu’à la beauté du symbole : tels sont le poète, le naturaliste et l’homme de science ; une troisième classe vit au-dessus de la beauté du symbole, pour la beauté de la chose signifiée. La première classe a le sens commun ; la seconde, le goût ; et la troisième, la perception spirituelle. » Chez Emerson, cette perception spirituelle prime la perception sensible, qui allume au cœur de l’artiste une admiration si fervente de la splendeur des choses et les lui fait aimer. Emerson ne saurait avoir non plus cette autre raison d’aimer la nature : le sentiment d’un contraste entre sa force sereine et l’unie tourmentée, impuissante, de l’homme. L’opposition n’existe pas pour lui. Il ne sera donc pas de ceux qui cherchent le repos, la consolation, l’oubli, dans la douceur inconsciente des choses. Ce qui l’intéresse dans la nature, ce qu’il y contemple, c’est le reflet de l’âme universelle qu’elle lui renvoie, la solution, en caractères grossis, de sa propre énigme et l’image agrandie de ses propres lois. La nature est un livre qu’il faut déchiffrer.

Ce conseil d’Emerson sera entendu. L’exemple du maître sera suivi. Il a donné une double impulsion à l’activité intellectuelle de l’Amérique. Toute une école littéraire[1] est sortie de sa première œuvre, Nature, en même temps qu’un mouvement scientifique. L’âme universelle, présente dans la nature, s’y manifeste par les lois et s’exprime par la beauté. Le savant et l’artiste collaborent donc à la même tâche. La science n’a pas trouvé de plus éloquent interprète qu’Emerson. Suivant la remarque de Tyndall, les conceptions de la science se transmuent sans cesse, pour lui, en de merveilleux mirages d’un monde idéal. Non moins profonde est sa conception de l’art. Plus les choses expriment l’âme, plus elles sont belles ; et, comme toutes l’expriment ou tendent à l’exprimer, toutes sont belles ou aspirent et vont à la beauté. « La beauté est la forme normale des êtres ;

  1. Voyez la belle étude de Th. Bentzon sur le Naturalisme aux États-Unis, dans la Revue des Deux Mondes du 15 sept. 1887.