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plus de mesure. « C’est pour nous le cinquième évangile, » disait Parker ; et le grand écrivain Lowell saluait cet événement comme « une scène à rester à jamais gravée dans la mémoire pour son pittoresque et son inspiration. » Peut-être à cette jeune nation le passé ne pouvait-il apparaître encore que comme une chaîne ; son héritage ressemblait moins à une tradition qu’à une servitude. Elle était d’ailleurs impatiente de toute influence, et Emerson venait fort à propos faire un dogme de la non-conformité.

Au premier abord, nous pourrions juger puéril l’orgueil qui dit : « Je n’ai jamais perdu mon temps à écouter les règles faites par les autres, leurs évangiles ou ce qu’ils appellent ainsi ; je me suis contenté de la simple et villageoise pauvreté de ce qui m’appartient. » Pourtant regardons-y de plus près. Nous trouverons bientôt l’explication de cette attitude extrême et de ce violent parti, pris lorsque Emerson nous dit : « … Par ces caractères entiers, la nature m’avertit que, dans cette démocratique Amérique, elle ne veut pas être démocratisée. » La démocratie est niveleuse, égalitaire ; et Emerson prend ses précautions contre elle : il veut doter du maximum de résistance l’originalité individuelle. L’originalité, d’ailleurs, telle qu’il l’entend, n’est qu’une conformité plus haute. Elle consiste à atteindre, par-delà les formes figées de la vie et l’écorce morte des préjugés ou des coutumes, la source profonde d’où procèdent la vertu et la vérité. Les originaux ne sont pas des excentriques ; ils identifient, au contraire, leur action à l’action centrale, leur intelligence et leur volonté à l’âme suprême. « Placez-vous au milieu du courant de pouvoir et de sagesse qui anime tout ce qu’il porte sur ses eaux, et sans effort vous serez entraîné à être vrai, juste et content. Alors vous donnerez tort à tous ceux qui se seront opposés à votre action. »

Mais, de même qu’il faut céder à ce pouvoir, il faut résister à tout le reste. Ni la force, ni la persuasion ne doivent nous faire abandonner notre but. Et la fatalité même ne saurait nous émouvoir. « Le meilleur usage que l’on puisse faire de la fatalité, c’est d’y puiser un courage qui lui ressemble… Si tu crois en elle quand il s’agit de ton malheur, crois-y du moins quand il s’agit de ton bien. » Pourquoi n’admettrions-nous pas, devant les accidens sauvages auxquels nous expose l’univers, que notre être contient la même sauvagerie de résistance ? « Nous serions