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affaires, celles-ci qu’elles ne se sentaient aucun goût pour les visites de l’après-midi et les bals du soir. Tous sont pieux et détestent l’église ; ils répudient la manière de vivre des autres hommes, sans savoir quelle autre adopter[1]. »

A tous ce s indices, nous reconnaissons une crise ; et, comme rien ne révèle mieux les besoins que la souffrance, il est aisé de comprendre ce qui manquait à l’Amérique et de deviner ses inconscientes aspirations. Elle n’avait pas besoin d’une de ces réformes subversives qui ébranlent une société jusque dans ses racines. Le bien-être matériel était assuré, la sécurité garantie au citoyen, et ce ne pouvait être une amélioration extérieure qu’il cherchât aux conditions de sa vie. L’individu, au contraire, s’était abandonné tout entier à cette sécurité et à ce bien-être pour en exploiter les bénéfices ; ou bien il s’était replié sur lui-même, isolé, absorbé dans la culture égoïste de sa personne morale et le culte orgueilleux de son essence spirituelle. Ce qu’il fallait aujourd’hui, c’était lui rendre, avec le sens de sa dépendance et de sa solidarité, le calme et la confiance. La mission du réformateur était pacifique, une mission de paix et d’amour. On attendait un évangile.


Le génie allemand vint fort à propos se mettre au service du caractère américain.

Kant avait ouvert la voie à l’idéalisme de Fichte et de Schelling, à la philosophie de la croyance de Jacobi. Cette Raison qui, d’après lui, dirigeait l’expérience, ses disciples proclameront qu’elle la dépasse ; et la doctrine de l’intuition métaphysique deviendra bientôt, chez Schleiermacher, une doctrine théologique de la révélation individuelle, une théorie de la communication directe entre l’homme et Dieu. Ce souffle d’idéalisme transcendantal vivifia l’Allemagne, passa sur la France, où Victor Cousin en fut touché, aviva en Angleterre la curiosité de Coloridge, la sympathie de Wordsworth et la flamme de Carlyle, et il s’abattit enfin sur le vénérable foyer de la culture américaine, l’Université d’Harvard, à Boston. Là, le mouvement accentua son orientation religieuse. La théologie était à peu près la seule forme de la pensée spéculative aux Etats-Unis. Il n’y a guère de place pour la curiosité désintéressée dans les races anglo-saxonnes, et la

  1. Lettres d’Emerson à Carlyle, 1842.