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personnage connu, attend-il que le visa ait été donné. Il est alors, sauf le cas de scandale bruyant, assuré de l’impunité.

C’est là le côté curieux de ce mécanisme : les censeurs n’ont pas d’agens d’exécution. Ce qu’ils ont supprimé est tranquillement rétabli par l’acteur, à la deuxième représentation, sans que nul y trouve à redire. Les commissaires de police ferment volontiers les yeux sur ces licences, et se soucient peu de confronter le manuscrit avec le dialogue. Il existe une jalousie traditionnelle d’attributions entre les Beaux-Arts et la Préfecture. Celle-ci a pourtant ses petites susceptibilités, quand elle est en cause, témoin la Fille du Sergot, drame d’intentions excellentes, mais dont le titre parut subversif au chef de la police municipale et dut être remplacé par celui de : La Fille du Gardien de la paix.

La censure doit surtout batailler avec les établissemens secondaires, avec les « boîtes à chansons, » qui lui soumettent un programme et en chantent un autre, avec les music-halls, qui commandent à leur personnel féminin des gestes équivoques, et avec les costumiers, qui déshabillent ce personnel de plus en plus. Les exigences varient suivant les milieux : à l’Académie nationale de musique, elle réclamera une agrafe, là où elle n’en exigerait point à la Scala ; elle fera remplacer, dans un livret d’Opéra, ces mots : « tes seins aux pointes roses, » par ceux-ci : « ta gorge d’albâtre, » et laissera passer dans une opérette des rédactions beaucoup plus appuyées. Elle suit les mœurs, enfin, qui admettent le lendemain ce qui les blessait la veille : tel le port, en scène, du costume ecclésiastique, jadis prohibé, puis toléré avec des changemens de détail, aujourd’hui tout à fait permis.

L’habitude a grande influence sur la pudeur des yeux, comme sur la délicatesse des oreilles ; ce sont là choses très subjectives, qui résident d’abord dans l’intention et dans l’effet visé : nulle autre qu’une nourrice, ayant un poupon sur les genoux, ne pourrait sans indécence ouvrir tranquillement son corsage en public ; nous ne sommes point étonnés de voir, dans les musées et les salons annuels, l’exacte reproduction, peinte ou sculptée, des modèles dont l’exhibition au théâtre serait, impudique. Bien plus, la toile représentant une femme nue est œuvre d’art ; elle devient œuvre de chair, si le peintre introduit seulement un chapeau d’homme dans le coin de son tableau, bien que ce chapeau, isolé, n’ait rien de polisson.