Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 7.djvu/617

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de mon grand voyage, à votre table, en vous racontant par le menu les mille choses que j’observe.

Berlin est tout un monde de plaisirs, d’affaires, de politique et de science, un des importans foyers de la civilisation moderne. Ce qui domine partout ici, et ce qui frappe du premier coup l’étranger, pour peu qu’il observe, c’est la puissance militaire. Le militarisme est effrayant, dans cette Prusse ; il est partout : le roi Guillaume, devenu empereur de l’Allemagne moderne, n’est que le premier soldat de son Empire. Ce vieillard de quatre vingt-cinq ans va, le matin, au champ de manœuvre, plusieurs fois par semaine, présider aux exercices de ses troupes ; son fils, ses petits-fils et ses neveux font comme lui. Partout des casernes et des troupiers. À tout instant, dans les rues, on entend passer les compagnies au pas lourd, tambour et fifre en tête, ou les escadrons au galop ou les batteries attelées de superbes chevaux. Le peuple s’arrête, regarde ébahi, et semble ne faire qu’un avec son armée devant laquelle l’Europe et le monde tremblent.

J’ai assisté, l’autre jour, à une grande revue. J’ai vu défiler devant moi tous les princes et les généraux et les principales troupes prussiennes. Quelle rude matinée j’ai passée ! Je songeais à notre vieille gloire militaire évanouie, et il me semblait que tous nos désastres de 1870 défilaient devant mes yeux, comme une procession de cadavres, derrière les 30 000 hommes de la garde prussienne marquant le pas devant leur Kaiser !… Évidemment, cher ami, ce pays est fort. Bien que je juge à sa vraie mesure la force brute et le militarisme, bien que je sache, comme philosophe et comme chrétien, tout ce qu’il y a de vain et de fragile dans les plus savantes et les plus victorieuses troupes, bien que je ne croie ni au canon ni aux mitrailleuses, je ne puis me défendre d’admirer ici la puissante discipline qui fuit marcher tout ce monde avec la précision d’une colossale machine et le respect admirable des inférieurs de toute classe pour les supérieurs de tout rang.

Et puis, — une grande idée, morte aujourd’hui dans notre pays, — l’idée de la patrie allemande coule comme une sève dans les veines de ce peuple, passe dans ses nerfs comme un courant électrique.

Le Vaterland ! n’est pas un mot creux comme notre mot de Patrie. C’est une réalité. Pas un cœur allemand qui ne se réveille à la première syllabe et qui ne fasse taire tout sentiment