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Corbara, 6 janvier 1881.

Mon cher ami,

J’ai pensé à vous cordialement le jour de la Saint-Etienne ; et j’ai prié pour mon cher grand pécheur. Samedi, au premier jour de l’an, j’étais en esprit à votre table de famille et je continuais ainsi, malgré l’exil, en mode idéal, notre douce tradition.

Vous voyez, cher ami, combien votre souvenir reste vivant dans ma tombe. Je serais si heureux que cela vous fût une joie.

Décidément, mon exil se prolonge et il finira par prendre des proportions tout à fait sérieuses.

Ceux qui m’ont accusé — entre autres choses — d’être un ambitieux, reconnaîtront peut-être, à la longue, qu’ils se trompaient.

Je n’ai que deux portes de sortie de Corbara : l’exécution des décrets ; un mot de mon général. Si l’exécution des décrets n’a pas lieu en Corse, il me reste à attendre le mot du Maître. Sera-t-il long à venir ? Je le crois, et, à certain point de vue, je le crains. Cependant, il y a une limite à tout ; et les hommes auront beau faire, ils devront céder à la force des choses, qui est aussi la force de Dieu.

J’ai besoin, vous le voyez, cher ami, de beaucoup d’abnégation, de patience, de longanimité et de sérénité. Sans mes convictions religieuses, sans ma foi vivante au Christ, je vous déclare que j’en serais incapable. Il est de certains sacrifices que l’homme personnel n’accepte pas ; il lui faut, pour les porter vaillamment, l’exemple de Celui qui a été le plus sublime et le plus doux des martyrs.

Du reste, mon ami, je vais bien ; je travaille, dans cette belle solitude que vous connaissez, avec une ardeur qui ne se lasse pas. Mon livre sur le Christ sera le fruit de ma retraite ; mais il est loin d’être achevé, et, si je ne dois quitter ce rocher que mon œuvre faite, j’ai encore, pendant bien des jours, à voir le soleil tomber dans la mer bleue.

Je serai enchanté de lire vos éloquens plaidoyers, cher défenseur, mais j’aimerais encore mieux les entendre.

Adieu, rappelez-moi au souvenir de votre chère femme, et vous, mon ami, croyez à ma plus cordiale amitié.

P.-S. — Tous les Pères vous remercient du souvenir affectueux que vous leur conservez.