Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 7.djvu/483

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

politique mondiale, a entraîné toutes les puissances, vieilles et jeunes, à sortir de l’orbite restreinte où elles gravitaient autrefois. Les esprits se sont appliqués à d’autres questions. Des intérêts nouveaux sont nés, et ce sont des intérêts très exigeans, auxquels il faut beaucoup sacrifier. Peut-être le prince de Bismarck avait-il prévu cela, lorsqu’il nous poussait en Tunisie, puis au Tonkin. La politique coloniale était à ses yeux un heureux dérivatif à des préoccupations qui auraient porté trop exclusivement sur la politique continentale européenne. Le cercle d’action de la plupart des puissances a démesurément grandi ; et, à mesure qu’elles mettaient un prix plus élevé à des intérêts qui étaient très loin, elles en mettaient moins qu’auparavant à des intérêts qui étaient plus proches. L’âme humaine est ainsi faite qu’elle ne peut pas se passionner pour deux objets également ; et, d’ailleurs, les ressources limitées dont chaque puissance dispose ne lui permettraient pas de suffire à une double, et quelquefois à une triple tâche. Les générations nouvelles se sont attachées aux intérêts avec lesquels elles-mêmes sont nées, et se sont un peu détachées de ceux qui leur étaient antérieurs. Nous assistons à cette évolution sans l’approuver toujours ; mais le courant est très fort, et l’Allemagne y a cédé à son tour. Elle a fait, elle aussi, de la politique coloniale, et elle rêve d’en faire davantage encore, quand elle aura développé sa puissance maritime, déjà considérable. Que résulte-t-il pour elle de cette transformation ? C’est que, comme l’a dit M. de Bulow dans une déclaration dont, en Allemagne même, on ne sait trop que penser, « si la Triple Alliance reste précieuse au plus haut degré comme garantie de la paix et en maintien du statu quo outre qu’elle est un lien entre des États qui, par leur situation géographique et leurs traditions, doivent vivre en bon voisinage, elle n’est plus pour l’Allemagne une nécessité absolue. » Qu’est-ce que cela signifie, sinon que l’Allemagne a tiré aujourd’hui de la Triple Alliance le bénéfice qu’elle en espérait, et qu’elle peut désormais se passer d’elle ? M. de Bulow ne l’a pas dit en termes aussi formels ; toutefois, en traduisant sa pensée, nous ne la dénaturons pas. Il a trop d’esprit pour se complaire dans le splendide isolement dont parlent avec une béatitude admirative les ministres anglais ; mais il se sent assez fort pour n’avoir plus rien à craindre. Les satellites de l’Allemagne ont monté la garde assez longtemps autour d’elle, pour lui permettre d’atteindre ce degré de croissance où l’on se suffit à soi-même. « Nous continuerons, a dit M. de Bulow en terminant son discours, à maintenir l’Allemagne si puissante que notre amitié puisse être précieuse à chacun, et qu’il