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Quant à M. Jean de Reszké, revenu parmi nous après une trop longue absence, on pouvait, on devait même espérer qu’il chanterait et jouerait comme personne le rôle formidable du fils de Sieglinde et de Siegmund. Et cela n’a pas manqué. « Héros joyeux ! Héros enfant ! Éveilleur de la vie ! » Siegfried a paru digne de tout ce que Brunnhilde a pour lui de beaux noms. Une tradition, qui pourrait bien être allemande, et que les ténors allemands respectent, a fait de Siegfried « une jeune brute. » C’est plutôt comme un jeune dieu que je le comprends que je l’entends, que je le vois. Or, c’est bien l’impression de la jeunesse, et d’une jeunesse divine, qu’aux rougeurs de la forge, M. de Reszké nous donna par le chant, l’action et la physionomie. Son art semble avoir acquis encore plus de grandeur, d’aisance, de naturel et de liberté. Le chanteur, le tragédien, le comédien même, car il y a dans Siegfried plus d’une scène familière, se possède et se maîtrise pleinement. Par une dégradation délicate, il conduit le personnage du premier acte au second, de « la tempête de l’action » au calme, à la mélancolie du rêve. Écoutez-le chanter, au second acte, sous le tilleul, qui chante aussi : quelques-unes de ses intonations vous donneront peut-être un vague désir de larmes. Au troisième acte, quand il paraît à la cime du rocher, écoutez ses premières notes, émues et comme ravies par la solitude et le silence. Écoutez-le, sur ces mots seuls : « Éveille-toi, femme sacrée ! » moduler et modeler le son. Écoutez-le d’un bout à l’autre de son rôle : vous reconnaîtrez que jamais il n’y eut plus de pureté dans son style, une cordialité plus profonde en sa voix ; dans son talent ; enfin, plus de cette « étendue de cœur » et d’intelligence qui fait les grands artistes, et, de celui-là, le plus grand que je sache aujourd’hui.

Camille Bellaigue.