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une sorte de « Félicità ! », mais allemande, mais wagnérienne, mais colossale, où triomphe le principe de fureur et de folie, le principe dionysiaque dont le génie grec avait peur et que, dans le siècle qui vient de finir, le génie de Wagner a tant de fois déchaîné.

Telle est cette œuvre, où nous avons tâché de montrer que la matière ne manque ni à l’admiration ni à la patience. Plus longue et plus fatigante que le Rheingold, moins dramatique que la Walkyrie et même que la Götterdämmerung, elle n’a pas la terrible et sublime unité de Tristan. Elle n’en possède pas davantage la douloureuse, l’atroce humanité. Siegfried fait moins de mal que Tristan, et peut-être moins de bien aussi. Mais, avec Tristan, avec les trois autres parties de la Tétralogie, avec presque toutes les œuvres du maître de Bayreuth Siegfried a ceci de commun, qu’il oblige notre esprit et notre sentiment à se reprendre, voire à se contredire. Et de nous diviser contre nous-même et de nous déchirer ainsi, il semble depuis longtemps, — il semble au moins à nous, — que c’est le caractère particulier et comme l’effet spécifique du génie wagnérien.


Il peut arriver, à l’Académie nationale de musique, que la première ou même les premières représentations d’un opéra de Wagner soient excellentes, ou peu s’en faut. Pour Siegfried, il ne s’en est fallu que du rôle de Brunnhilde. Et sans doute c’est quelque chose ; mais ce n’est pas tout, et même ce n’est pas le principal. Le reste ne mérite que des louanges. M. Laffitte (Mime) a de la voix, de l’intelligence et de l’esprit. M. Delmas est parfait dans le Wotan de Siegfried comme dans le Wotan de la Walkyrie. Je me trompe : il l’est autrement, ainsi qu’il convient. Il l’est avec autant de grandeur et moins de passion, ou de lyrisme ; avec autant de noblesse et plus de mélancolie ; avec beaucoup plus de mérite enfin, car le rôle est plus ingrat de beaucoup.

Il n’y a pas jusqu’à l’Oiseau-prophète (Mlle Bessie-Abott) dont le ramage ne nous ait charmé. Quel dommage seulement, les paroles ayant ici quelque importance, de n’en pas entendre une seule, et que la volatile mélodieuse ait une diction moins claire que sa voix !

L’orchestre, qui peut toujours tout ce qu’il veut et fait quelquefois tout ce qu’il peut, l’a fait cette fois-ci. Il a joué trop fort, mais, à part cela, très bien. Et nous ne parlerons pas des chœurs. Une abonnée, — wagnérienne, — de l’Opéra demandait récemment s’ils pourraient être à la hauteur de leur tâche. Elle doit savoir maintenant que, dans Siegfried, il n’y a pas de chœurs.