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ces pages paisibles, où l’orchestre s’atténue et quelquefois se tait, comme pour écouter lui-même la voix par elle seule éloquente et qui sait être belle de son unique beauté. Alors la symphonie, qui règne encore, ne règne plus sans partage. Il arrive qu’elle s’efface devant le récitatif ou la mélodie, qu’elle alterne avec le chant, que tantôt elle le prépare ou le provoque et tantôt elle lui réponde. Un mot, une intonation de Siegfried suffit à nous émouvoir, le moindre détail est précieux, et le génie de Wagner, étonnant ailleurs par la complication et par la masse, étonne ici par la délicatesse et la simplicité. Quelle fin encore que cette fin du second acte ! Nous avons trouvé dans la péroraison du premier l’expression débordante et surhumaine de la joie ; en voici l’expression légère et vraiment ailée. « S’attacher au sentiment plus qu’à la peinture, » disait Beethoven, peignant un paysage aussi. Wagner a suivi le conseil et, si le chant de l’oiseau nous ravit, quand il monte, monte sans cesse, toujours plus clair et plus heureux toujours, c’est parce que la jeunesse, la vie des choses, l’âme enfin de la nature a passé dans l’âme de l’homme par la voix du petit être aérien et joyeux.

Le troisième acte, — ou du moins la dernière partie du troisième acte (le réveil de Brunnhilde et le duo d’amour), — déborde encore d’une éclatante, héroïque gaité. « Rayonnant s’ouvre pour moi le chemin ! Oh ! me baigner dans la fournaise, y trouver enfin la fiancée ! Hoho ! Hahei ! Gai ! Gai ! À présent je me choisis un aimable compagnon ! »[1] Telles sont les paroles et les cris de Siegfried s’élançant dans le brasier. Pendant la « Traversée du feu, » sa fanfare intrépide rit et saute de joie au milieu des thèmes de la flamme. Elle compte, cette « traversée, » parmi les plus admirables mêlées wagnériennes : admirable par ce qu’elle est, admirable par ce qu’elle représente. De telles pages sont le sommet où des siècles de polyphonie semblent être venus aboutir. Un des principes essentiels de notre art, celui de la combinaison, y est porté à son comble ; une des grandes forces qui constituent la musique s’y exerce, une des grandes lois qui la gouvernent s’y accomplit.

Peu à peu la prodigieuse mêlée se démêle ; par une dégradation ravissante, la symphonie colossale se réduit à n’être plus qu’une seule voix, une ligne, un fil sonore, délicieux d’élégance, de souplesse et de pureté. Pure également et solitaire, chacune des phrases de Siegfried avant le réveil de Brunnhilde se détache en quelque sorte sur un

  1. Cité par A. Ernst dans son bel ouvrage : l’Art de Richard Wagner (l’Œuvre pratique), 1 vol., 1893 ; Plon, Nourrit et Cie.