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« Doué d’une force prodigieuse, inaccessible à la peur, également habile à manier le marteau du forgeron et l’épieu du chasseur, Siegfried a grandi dans une solitude seulement troublée, à de rares intervalles, par les visites d’un voyageur mystérieux, le dieu Wotan, désireux de s’assurer par lui-même des progrès de son petit-fils.

« Un jour, le jeune héros s’empare des tronçons de l’épée brisée de Siegmund, emportés jadis, comme un gage d’espérance, par la malheureuse Sieglinde, et il se forge l’arme qui lui donnera la victoire. Voilà tout le premier acte. — Il tue le dragon Fafner et aussi le nain Mime, qui avait essayé de l’empoisonner pour s’approprier plus sûrement l’anneau fatidique. Voilà le second. — Guidé par un oiseau merveilleux, il franchit la muraille de feu élevée par le dieu Loge, réveille Brunnhilde, la délivre et se fait aimer d’elle. Voilà le troisième. — Est-il rien de plus simple et ne fallait-il pas une imagination puissante et une fertilité de ressources prodigieuse pour tirer d’une donnée si mince la plus séduisante des féeries[1] ? »

« Féerie » n’est pas assez dire et de cette donnée matérielle, de ces faits insignifians et sommaires, la musique a tiré de plus humaines et souvent de plus qu’humaines beautés.

Quand Lohengrin fut représenté pour la première fois en Italie, — c’était, si je ne me trompe, à Bologne, — Wagner exprima, dans une lettre à M. Arrigo Boito, l’espérance et le désir de voir se fondre un jour le génie de l’Allemagne avec celui de l’Italie, l’âme de rêve avec l’âme de joie. Il souhaitait même que le chevalier du Graal pût être le héraut de ces noces mystérieuses. Elles ne se sont point accomplies. Mais, sans atteindre son but, inaccessible peut-être, c’est dans Siegfried que Wagner en a le plus approché. Entre toutes ses œuvres, Siegfried, et non pas Lohengrin, et non pas du tout les Maîtres-Chanteurs, Siegfried est l’œuvre de joie.

Il ne l’est, — entendons-nous bien et tout de suite, — il ne l’est que sous d’expresses et nombreuses réserves, après l’abstraction faite, en esprit au moins, car elle est impossible en réalité, de longs et mornes ennuis. Des scènes insipides et fastidieuses offusquent dans Siegfried les scènes rayonnantes ; elles y entravent la vie allègre et l’action ailée. Trop souvent, plus souvent que dans la Walkyrie, cette action cesse (nous ne parlons, cela va de soi, que d’action intérieure et passionnelle). Alors commencent et durent les interminables récits, les monologues ou les dialogues désespérans. Au premier acte, c’est

  1. MM. Albert Soubies et Charles Malherbe : l’Œuvre dramatique de Richard Wagner, 1 vol., 1886, Fischbacher.