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éminent ; il était homme de théâtre, comme Hugo était poète, Vigny penseur, Stendhal analyste, et Mérimée dilettante. Il représente avec Scribe tout le théâtre de son temps. Mais on sait assez bien que le sens du théâtre qui consiste dans l’entente de l’agencement scénique, dans la science du raccourci et de l’effet, est un mérite spécial et qui se suffit à lui-même. Une pièce peut être excellente pourvu qu’elle remplisse les conditions particulières de la scène : le mérite littéraire, peinture des passions, humanité, observation, poésie, y est de surcroît : elle s’en passe à merveille. Le théâtre tout entier de Scribe en témoigne et nous en avons tous les jours de nouvelles preuves. Où en serait l’industrie du théâtre, et à quelle misère effroyable serait condamnée la nombreuse population qui en vit, si elle était réduite à n’exploiter que des œuvres d’écrivains ? Quel marasme et que de chômages ! Dumas avait une surprenante fertilité d’invention : drame ou roman ne le trouvent jamais à bout de ressources et à court d’expédiens. Encore faut-il dire que toutes les sortes d’invention ne sont pas de même ordre. L’invention des caractères, des sentimens, des mœurs, des couleurs, fait le moraliste, le romancier, l’historien, le poète ou le peintre. Il est une invention subalterne qui consiste à multiplier les incidens et varier leurs combinaisons : surprises, enlèvemens, escapades, duels, séquestrations, jeu de cache-cache, surprises, reconnaissances et autres machinations ténébreuses. On retrouverait ce genre d’invention dans l’œuvre de Corneille ; mais ce n’est pas par là qu’il est le grand Corneille. On le signalerait aussi bien chez Balzac, mais ce n’est pas ce que nous admirons dans la Comédie humaine. Reste enfin la question de forme, qui n’est pas le tout de l’art, mais qui en est une partie essentielle. Il n’y a pas d’exemple qu’une œuvre ait vécu, à qui manquait le mérite du style : on discute sur les caractères du style, non sur l’absence de style ; de très grands écrivains écrivaient mal, mais ils écrivaient. Dumas avait à son usage une espèce de charabia où éclatent par endroits des formules qui, sans contestation possible, atteignent à une manière de sublime.

En fin de compte, et c’est ici que l’esthétique rejoint en quelque façon la morale, il faut toujours en revenir à se demander quel but un auteur a poursuivi. Dumas s’est uniquement proposé d’amuser ses contemporains : on ne songe guère à le lui reprocher : il remplissait ainsi sa destinée et l’office qui lui était propre. S’il eût voulu instruire son public, le railler, le consoler, lui donner à réfléchir, il est probable qu’il n’y eût pas réussi. Il s’est connu lui-même et, se tenant dans la mesure de ses moyens, il a fait (excellemment ce qu’il pouvait