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nous, de l’œuvre des siècles, la différence n’existe pas entre le monde de la fiction et celui de la réalité. Elles imaginent abondamment et elles sont dupes de ce qu’elles imaginent. Cette faculté de merveilleux et cette candeur héritées de la « vierge noire, » l’éducation les conserva intactes chez Dumas : la culture sommaire qu’il reçut fit de lui aussi peu qu’il était possible un humaniste. Dès ses premières lectures son imagination s’enflamma et elle atteignit aussitôt à ce degré d’incandescence où elle devait désormais et jusqu’à la fin se maintenir.

Ainsi s’est trouvé réalisé chez Dumas un état d’esprit qui est celui même des cerveaux populaires. Tandis que d’autres sont obligés de faire effort pour se rapprocher de l’imagination des simples et n’y arrivent qu’incomplètement, Dumas, par nature, est de niveau et de plain-pied avec elle. Héritier d’une race enfant il porte en lui cette simplicité enfantine qui, en tout temps, est celle du peuple. Il trouve en lui les sentimens qui sont ceux de la foule, s’amuse de ce qui la fait rire et vibre à ses émotions. Il a même façon de concevoir la vie et de s’expliquer le train du monde, mêmes sympathies, mêmes désirs, mêmes emportemens, mêmes colères, qui changent aisément d’objet.

Rien de plus compliqué et aussi rien de plus simple que la vie telle qu’elle apparaît à la foule. Inapte aux opérations de la pensée réfléchie, et n’en ayant ni le loisir ni le goût, elle l’imagine donc non comme une série ininterrompue de phénomènes se résolvant de l’un dans l’autre, mais comme une succession fragmentaire et brusque de coups de théâtre éclatant soudain à la manière de jets de lumière qui jailliraient sur un fond d’ombre. Des instincts grondent en elle et des appétits qu’elle ne peut assouvir ; c’est pourquoi elle est hantée par des visions de toute-puissance et de richesse démesurée. Au-dessus de la sphère où elle se traîne et où elle peine, elle situe quelques privilégiés qui remuent l’or à pleines mains et dont le pouvoir n’a d’autres limites que leurs désirs. Obscurément elle ne cesse d’aspirer à une révolution qui, humiliant les puissans, rétablirait pour un jour la justice. La théorie qui assigne aux faits les plus considérables les plus petites causes lui est familière ; toute sa politique consiste à regarder vers le cabinet des grands et vers leur alcôve : et la raison des changemens qui se font dans la condition des peuples est pour elle dans les fantaisies des princes et surtout dans les caprices de leurs maîtresses : car elle est femme et se plaît aux histoires d’amour. D’ailleurs, le merveilleux est pour elle la condition même du vraisemblable. Le mélange de bien et de mal qui est au fond de toutes les affaires humaines, comme il est au fond de presque toutes les âmes, est de toutes