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cet acte. Le décret de l’exécutif et l’acte du législatif ne viennent devant elle que lorsque quelqu’un, — un citoyen ou un État, — les lui apporte, les lui défère : de ce moment, ils comparaissent dans la personne des parties : ils sont ses justiciables, et elle les juge : elle en a non seulement le pouvoir, mais le devoir, et plus encore le devoir que le pouvoir, sous peine de « forfaiture » ou de « déni de justice[1]. » La Cour Suprême, qui ne se met pas en mouvement sans qu’elle soit saisie par une plainte, ne rend donc qu’une décision d’espèce, sur cette plainte seule, en cette seule affaire, et pour cette personne seule. Mais « supposons que, dans un procès ordinaire entre Smith et Jones, la Cour se prononce en faveur de Jones, qui prétendait que la loi invoquée par le demandeur était nulle comme transgressant une disposition de la Constitution,… est-ce que tout le monde n’estimera pas que la loi qui a méconnu ses droits privés doit tomber[2] ? » Ou du moins, quand un certain nombre de Jones en auront fait juger ainsi un certain nombre de fois, est-ce que la loi, indirectement et implicitement en litige, quoiqu’elle ne soit pas supprimée du recueil des actes du Parlement, ne sera pas caduque en fait et inapplicable à tout le monde ?

Mais, qu’elle ne devienne inapplicable à tout le monde qu’en étant déclarée inapplicable à Jones dans telle espèce et à tel propos, c’est justement ce qui permet à la Cour Suprême, et, aux degrés inférieurs, au pouvoir judiciaire des États-Unis en général, de jouer son rôle de pouvoir modérateur, de remplir sa fonction de « gardien des gardiens, » de former cran d’arrêt ou cran de sûreté contre l’exécutif et contre ; le législatif, sans empiéter sur eux, ni s’opposer à eux. C’est ce qui fait que presque toujours, sinon toujours, ce qui n’était point humainement possible, la Cour Suprême a pu limiter efficacement soit l’exécutif, soit le législatif sans entrer en conflit ni avec l’exécutif ni avec le législatif. Elle a constamment « refusé de s’immiscer dans les questions purement politiques. » Elle a constamment refusé « de se prononcer sur des questions abstraites, ou de donner son opinion d’avance en guise de conseil au pouvoir exécutif. » Elle l’a refusé même quand on le lui demandait. « Quand, en 1793, le

  1. Voyez le duc de Noailles, article cité, p. 573-574.
  2. James Bryce, ouvr. cité, t. I, p. 369. — Cf. Noailles, article cité, p. 591, où l’auteur rappelle les opinions de l’avocat Stanberry et du sénateur Charles Sumner dans le procès du Président Johnson devant le Sénat en 1868.