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s’approprier notre civilisation, plus habile à en tirer parti ? Les témoignages sont unanimes sur le développement économique de la Russie ; le travail s’y montre intense et fécond dans toutes les branches de l’industrie, dans les sciences, dans les arts. Cette nation est ambitieuse, comme il sied à sa jeunesse et à sa grandeur. Les progrès qu’elle fait dans le monde sont dirigés avec vigilance et méthode, ils attestent le sens pratique autant que la force d’expansion. Voilà des signes de vitalité qui ne s’accordent pas avec la contemplation du nombril ; le sceau du renoncement bouddhique n’apparaît guère sur la physionomie du Russe travailleur et conquérant. — L’Inde bouddhiste, pourrait-on répondre, a joui d’une civilisation matérielle qui ne le cédait en raffinemens à aucune autre ; ces méditatifs détachés de la vie ont pullulé, leur esprit, sinon leur race, a conquis les deux tiers de l’univers alors connu. — L’historien qui croit saisir le principe directeur de l’évolution d’un peuple, d’une époque, ne se laisse pas arrêter par les contradictions apparentes qui viennent sans cesse infirmer ce principe. Mais ce n’est point l’occasion de discuter ces problèmes. Tenons-nous-en à l’objet de notre étude : des livres, représentatifs d’idées suggérées ou acceptées par leurs lecteurs habituels. Ces livres autorisent un rapprochement que d’autres indices feraient écarter.

M. Tchekhof a écrit un récit, le Corps mort, auquel l’ensemble de ses œuvres donne une signification allégorique. Un homme a péri sur la route, victime d’un meurtre ou de quelque accident ; son corps, recouvert d’un drap, gît étendu au bord du chemin, à la lisière de la forêt ; selon la coutume des campagnes russes, deux moujicks veillent en plein champ le cadavre : ils se réchauffent dans la nuit glaciale au feu de branchages qu’ils ont allumé. L’un d’eux se tait, regarde le mort d’un œil tranquille, stupide ; l’autre jase : le silence de son compagnon l’irrite, il se défend par un flux de paroles contre les frayeurs vagues qui l’assaillent. Un petit moine passe sur la route en psalmodiant des répons liturgiques ; il prend peur, lui aussi, s’approche des veilleurs, et décide sans peine le bavard à l’accompagner loin de ce lieu funèbre, jusqu’au prochain village. Le moujick hébété demeure seul, muet, hypnotisé sur la forme blanche : elle se détache des ténèbres aux lueurs des flammes, emplit tout le paysage, apparaît gigantesque sous la clarté qui tire de l’ombre cet unique et lamentable objet. — On tourne