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nihilisme de Tolstoï n’est déjà plus la négation du passé, jointe à une avide et courageuse recherche du nouveau ; non, c’est une disposition de l’âme, — le pessimisme, — et, dans la vie, c’est la prostration, l’abattement, l’hypnose sous l’influence du pessimisme. Le lecteur, tout en rendant hommage au talent de Tchekhof, souffre à voir défiler cette longue procession de malades, de demi-cadavres, de héros fantômes…


Chez Gorky, nous sentions encore une vibration stridente ; son romantisme mal étouffé flambe sous la cendre ; et la proies-talion révolutionnaire qu’on devine dans son cœur donne un sens à ses tableaux de misère. M. Tchekhof ne vibre pas, ne « proteste » pas ; c’est un virtuose qui s’empare des sujets à la mode. Et voilà peut-être pourquoi ses peintures, incomparablement moins sombres et moins violentes que celles de Gorky, nous laissent pourtant une impression d’inhumanité plus navrante.

Il est facile d’en démêler les tendances et d’en constater la vogue ; il l’est moins de se reconnaître dans les contradictions qu’elles font apparaître. En France, lorsque les jeunes écoles littéraires brusquent nos habitudes d’esprit avec des œuvres d’une psychologie maladive, les gens rassis haussent les épaules et disent : « C’est un petit groupe qui ne représente rien. » J’ai idée qu’ils s’y trompent souvent : tels écrits où ils ne veulent voir qu’une fantaisie sans conséquence attestent dans la mentalité des jeunes gens une évolution plus significative que ne le croient les dédaigneux. En Russie, nous n’avons même pas la ressource d’en appeler d’une école à l’autre : tous ceux qui guident et satisfont l’ « intelligence, » — ainsi se dénomme la partie éclairée de la nation, — s’accordent aujourd’hui au même diapason. Sous le pontificat de Tolstoï, les Tchekhof et les Gorky règnent seuls sur les imaginations. Des masses d’hommes, les forées vivantes de demain, se laissent bercer par ces conseillers de découragement ; elles se contentent de ces larves d’idées morales, de ce fatalisme sommaire. Que veulent donc ces Russes, et où vont-ils ainsi ?

Au temps du servage, la tristesse des premiers écrivains qui se penchèrent sur le peuple fut aussitôt comprise. Il n’y avait qu’une explication plausible aux railleries d’un Gogol, aux colères d’un Nékrassof, aux suggestions mélancoliques d’un Tourguénef ou d’un Dostoïevsky : une nation serve ne pouvait être que morose et difforme : il fallait ressusciter, libérer ces âmes mortes. L’émancipation s’accomplit, un long soupir de