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conduite. Laïevsky dit au médecin, qui l’approuve : « Pour les hommes ratés et inutiles comme nous, le salut est dans la conversation. » Cette phrase pourrait servir d’épigraphe et de sommaire à Un Duel. — Encore et toujours le prolifique Roudine de Tourguénef, ressuscité dans ses innombrables fils avec moins de bonne humeur et d’ingénuité.

Ces bonshommes cartilagineux vont envahir la scène. Tels nous les avons vus dans le roman, tels nous les verrons au théâtre. Ils transporteront sur les planches leur philosophie discursive, leurs gestes de pantins mus par des ficelles folles, invisibles. Ils y agiront très peu : soumis à la fatalité, ils se contentent de geindre et de raisonner leur cas. Il semble que le conteur se soit réveillé ; dramaturge sous l’influence d’Ibsen. Mais on ne dérobe pas au Norvégien son « illusion du monde, » la poésie de ses grands symboles, l’individualisme farouche de ses héroïnes romantiques ; on ne lui prend que les attitudes mécaniques de ces créatures et leurs soubresauts déconcertans.

M. Tchekhof choisit ses personnages dramatiques dans la société provinciale, de préférence dans la plus grise, la plus stagnante : petits propriétaires ruraux, fonctionnaires, médecins de district, officiers subalternes ou retraités. Ils ont cette marque commune d’être Ions des ratés. Le lieu de l’action, — ou plutôt de l’inaction, — est habituellement une maison de campagne aux portes d’un chef-lieu quelconque. Singulière proposition, celle que l’auteur fait à son public : « Venez : je prétends vous divertir en vous montrant ce qu’il y a de plus plat, de plus ennuyeux dans votre pays, dans le train de votre vie quotidienne ; vous aspirez tous, comme mes béros, à sortir du morne marécage : je vais vous y replonger avec eux durant quelques heures ; et je vous prouverai qu’il est impossible de s’en dépêtrer. » Ce montreur de néant a soutenu la gageure : au miroir qu’il présente, la Russie vient voir comment elle s’ennuie ; on applaudit l’image d’une réalité que l’on proclame fastidieuse. Je comprends mal, je constate.

Examinons les plus vantées de ces pièces, la Mouette, l’Oncle Vania, les Trois Sœurs. La première est la plus pauvre en élémens d’intérêt. Une comédienne en vogue, déjà sur le retour, vit retirée à la campagne. Elle y enchaîne un littérateur qui se peint lui-même en quelques mots : « Je n’ai pas de volonté à moi… Je n’ai jamais eu de volonté à moi… » Tous deux