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d’aller se refaire une bonne petite vie à Pétersbourg, en abandonnant au Caucase, avec ses créanciers impayés, la malheureuse qu’il y laissera dans la détresse. Ce n’est pas un méchant homme, d’ailleurs ; c’est le type de prédilection des nouveaux romanciers, un égoïste, un impulsif, qui se laisse aller à l’instinct et ne raisonne pas d’avance ses canailleries. La dame est pétrie du même limon. Aime-t-elle encore son ravisseur ? Elle n’en est pas certaine. Elle n’aime pas davantage l’officier, le marchand arménien, avec lesquels elle trompe simultanément Laïevsky ; ne sachant jamais ce qu’elle veut, elle fait ce que veulent les autres. Et celle-là aussi nous est donnée comme une intéressante petite femme, un peu indécise de sa nature, abandonnée au premier mouvement : est-ce de sa faute s’il est le mauvais ?

Sur ces entrefaites, l’atrabilaire zoologiste provoque Laïevsky ; il hait le tchinovnik de toute sa haine pour les faibles, il se propose de supprimer celui-là au moyen d’un duel, puisque la société n’a pas encore régulièrement organisé l’extermination des vibrions. On échange deux balles sans résultat. Heureux épisode ! Dans sa joie de se retrouver sain et sauf après l’alerte, Laïevsky fait un retour sur lui-même, prend d’héroïques résolutions, change d’âme en un clin d’œil. Il épouse la complaisante personne, un peu chiffonnée, dont le mari est mort fort à propos ; elle aussi redevient du coup une femme exemplaire. L’un et l’autre retrouvent un caractère, de nobles sentimens, le désir d’être utiles à leurs semblables ; ce couple donnera l’exemple de toutes les vertus ; et le zoologiste rend son estime au tchinovnik régénéré. C’est tout. C’est comme cela. Pourquoi, nous ne le saurons jamais.

Je ne crois pas que j’aie chargé ce résumé : les lecteurs du roman pourront en vérifier l’exactitude. Ils seront sans doute, — je parle des lecteurs français, — aussi déconcertés que je le fus par les mouvemens réflexes de ces personnages falots : impeccables logiciens dans les conversations où ils dévident leurs théories philosophiques, branlans au moindre vent dès qu’ils passent à l’action ; inexplicables dans leurs reviremens subits, leurs chutes, leur rédemption. Mais les aventures que l’auteur leur inflige ne tirent pas à conséquence ; elles ne sont qu’un prétexte aux longs entretiens où ces entités métaphysiques développent des thèses de morale, de science, de sociologie ; et, sauf Von Koren, ils ont grand soin de n’y point conformer leur