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l’avantage d’être plus bref, plus net, plus clair, il le doit peut-être à cette fréquentation. L’historiette intitulée Vieillesse semble extraite d’un recueil de Maupassant. Un architecte revient après vingt ans dans la ville de province où il a divorcé ; l’avoué véreux qui négocia le divorce est devenu un personnage considérable, bien posé dans la cité. Il reçoit à bras ouverts son ancien client, il lui confesse en riant, cyniquement, les profits illicites qu’il réalisa sur cette vieille affaire… c’est si loin ! L’architecte a une commande de la paroisse ; l’avoué le conduit sur les lieux ; en traversant le cimetière, il montre à son ami le monument de la défunte divorcée, il donne sur la vie qu’elle menait des renseignemens déplorables. L’architecte considère le tombeau ; un peu de l’autrefois lui remonte au cœur, il a envie de pleurer, le respect humain l’en empêche. Un instant après, il revient seul, à la dérobée : trop tard, l’envie de pleurer a passé.

M. Tchekhof excelle à marquer l’action meurtrière du temps, l’abolition des anciens sentimens chez un homme, et sa métamorphose complète, lorsque les hasards de la vie le replongent dans un milieu d’où il est sorti depuis longtemps. Mais je crains que l’imitateur de Maupassant n’ait pris au pied de la lettre les dires des esthéticiens qui érigèrent en doctrine le réalisme, le naturalisme du jeune conteur ; je crains qu’il n’ait pas lu la sage préface où l’auteur de Pierre et Jean s’expliquait avec sa clairvoyance coutumière sur toute cette logomachie. « Chacun de nous, disait-il, se fait simplement une illusion du monde, illusion poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant sa nature… Les grands artistes sont ceux qui imposent à l’humanité leur illusion particulière. » On n’a jamais dit mieux ni plus vrai. Il en faut conclure que, s’il est expédient d’étudier les bons écrivains pour surprendre leurs procédés, rien n’est plus vain que de vouloir s’approprier leur « illusion particulière. » Chacun doit se contenter d’exprimer la sienne. Qui n’en a point peut choisir entre cent métiers estimables, la conservation des hypothèques ou le courtage des céréales, la mégisserie ou la filature ; mais, pour écrire, c’est-à-dire pour imaginer le monde, il faut l’apercevoir à travers quelque pan du voile d’Isis. M. Tchekhof me répondrait peut-être que n’avoir pas d’illusion sur le monde, c’est encore une façon d’en avoir une, la plus grossière, sans doute, et la plus triste ; et peut-être aurait-il raison.

Avant de passer à son théâtre, arrêtons-nous sur un roman