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Pour M. Tchekhof, comme pour tous ses émules, Tolstoï a été le maître d’anatomie chez qui l’on apprend à disséquer le cœur humain. Tous essayent de lui dérober le secret incommunicable, l’art de spécifier chaque créature par le détail précis qui la fait aussitôt reconnaître entre mille autres. Plus apparent encore est le ressouvenir de Tourguénef dans les études de la vie rurale. Dès les premières phrases, le ton et le mouvement de la narration nous reportent aux Récits d’un chasseur. Voyez, par exemple, Dans la remise, la veillée des valets et leurs propos tandis que leur maître suicidé expire à quelques pas. Ici et dans vingt autres de ces petits tableaux, les premiers traits de l’ébauche décèlent une sensibilité formée par Tourguénef. Mais trop souvent le récit tourne court, la sensibilité se glace ; de nouveaux maîtres sont intervenus, professeurs de sécheresse et de pessimisme ; on craint de céder à des modes surannées en faisant palpiter sur les choses la poésie intime qui les animait, quand ce grand réaliste de Tourguénef les voyait dans son rêve lucide. Ah ! qu’il y a loin de Khor et Kalinitch, de la Pulchérie des Reliques vivantes, aux êtres dégradés dont M. Tchekhof nous montre le grouillement dans les Moujicks ! Au lieu de s’en tenir à la surface, Tourguénef regardait jusqu’au fond de ces pauvres âmes rudimentaires. C’est une chose singulière qu’en Russie, et non pas en Russie seulement, les champions déclarés du peuple nous le représentent sous un aspect repoussant, comme une animalité inférieure dont un savant veut bien étudier les tares, et qu’il faille revenir aux aristocrates de la littérature pour retrouver chez eux, avec un tendre sentiment de fraternité, la conviction que toute créature humaine porte en elle-même d’imprescriptibles titres de noblesse.

L’auteur des Récits est visiblement préoccupé de notre Maupassant ; il le cite à plusieurs reprises ; il a pensé sans doute, et avec raison, qu’on pouvait apprendre de ce parfait modèle à clarifier ce qu’il y a d’un peu trouble, à raccourcir ce qu’il y a d’un peu traînant dans les compositions des narrateurs russes. Si M. Tchekhof a sur beaucoup de ses devanciers et de ses rivaux