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Refera-t-on éternellement la Vie de Jésus de Renan ? Que ce soit un chef-d’œuvre, ce n’est une excuse que pour celui qui l’a écrite.

Cela n’empêche pas que ne soit d’une admirable beauté la page maîtresse consacrée par M. Ouvré au grand causeur attique ; « Aussi, malgré tous ses efforts, Socrate dépasse-t-il le niveau commun, pareil à ces oiseaux qui s’appliquent à raser le sol, mais qui s’enlèvent à chaque coup d’aile. Et c’est pourquoi il fut si peu compris ; c’est pourquoi ces leçons, faites pour l’Agora et les débats publics, devinrent un enseignement presque fermé, écouté respectueusement par un cercle de disciples ; c’est pourquoi Anytos se trouva pour mettre aux voix la motion criminelle et une foule aveugle pour la ratifier. Le critique, en lisant le Phédon, se demande quelquefois si cette œuvre sublime n’est pas mensongère, si le grand initiateur ne souffrit pas davantage d’avoir été profondément méconnu. Indifférent à la souffrance qui frappait sa personne, put-il l’être à ces clameurs qui prouvèrent l’impuissance de son effort ? Platon se l’imagine détaché de tout, même de ceux qu’il guettait jadis pour les ennoblir et les convaincre, plein d’orgueil doux et inhumain et comme environné de la placidité des choses éternelles. Le portrait est-il exact ? J’en doute ; mais du moins les altérations sont-elles dans la logique de l’histoire. Ce Socrate transcendant et supérieur au monde nous l’ait mieux comprendre le mouvement religieux qu’il suscita ; sur le lit mortuaire, dans la pénombre de la prison, cette figure blêmie par la ciguë, avec ses yeux mi-clos et pleins de rêve, ébauche déjà en lignes indécises le visage exsangue du Galiléen. » On se fait pardonner beaucoup de choses quand on écrit ainsi ; oui, cela est beau ; mais c’est peut-être autre chose que de l’histoire. La première règle de la critique historique est celle-ci : « Vous ne savez rien ? Dites : Je ne sais rien. » Je reconnais que c’est beaucoup plus difficile à dire qu’on ne croirait.

D’autres assertions de M. Ouvré me paraissent des erreurs de goût, et il n’y a pas d’erreurs de goût, mais des divergences de goût, et, partant, je ne dirais rien, sinon que l’Odyssée, par exemple, ne fait pas sur M. Ouvré et sur moi la même impression. M. Ouvré trouve l’Odyssée « jolie, » « spirituelle, » amusante, non pas belle et grande. C’est tout au plus si, pour un seul passage de l’épisode de Nausicaa, il dit avec précautions que là « le joli s’élève presque jusqu’à la beauté. » Évidemment M.