Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 7.djvu/114

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aujourd’hui en Amérique ; l’habitude d’exercer des pouvoirs très étendus dans les colonies risquera de donner au gouvernement la tentation d’étendre ceux qui lui sont aujourd’hui étroitement mesurés sur le continent. S’il y réussissait, ne s’ensuivrait-il pas un affaiblissement de cette initiative individuelle qui est la grande qualité américaine, à qui les institutions ont permis jusqu’ici de se développer si librement pour le plus grand bien des États-Unis ? D’ailleurs, l’histoire ne montre-t-elle pas qu’il est dangereux pour une démocratie d’accoutumer certains de ses fils à exercer, même au dehors, de trop grands pouvoirs ?

À ce que nous venons de dire se rattache encore la crainte, — un peu chimérique, celle-ci, — du militarisme. Habitués à n’avoir qu’une armée active de 20 à 30 000 hommes, les Américains peuvent difficilement se faire à l’idée de la porter à 80 ou 100 000, ce qui leur est pourtant indispensable, car il y a ou un moment 70 000 hommes aux Philippines, il y en aura besoin d’une cinquantaine de mille pendant longtemps encore. Une moitié de ceux-ci pourraient, il est vrai, se recruter parmi les indigènes, ce qui réduirait à 50 ou 60 000 hommes l’effectif des troupes blanches ; combien c’est peu de chose encore auprès des armées de l’Europe !

Si ces dernières appréhensions paraissent peu fondées, il n’en est pas de même des autres raisons que font valoir les adversaires de l’impérialisme : la difficulté de concilier l’annexion et le gouvernement des îles avec la Constitution et les traditions américaines, l’inconvénient d’augmenter démesurément les pouvoirs des autorités fédérales et d’accroître le nombre des fonctionnaires sans améliorer leur recrutement ; le changement profond que tout cela risque d’amener, à la longue, dans tout l’organisme politique et social, voire dans l’idéal des Américains. On ne peut refuser une grande force atonies ces considérations. Mais les impérialistes les traitent de chimères, les trouvent tout au moins démesurément grossies ; ils ne nient pas que la politique coloniale ne puisse amener quelque trouble, mais ils prétendent que ce trouble sera momentané ; que les institutions américaines ont assez de plasticité pour se prêter au gouvernement de dépendances lointaines ; et qu’on les calomnie lorsqu’on les prétend incompatibles avec l’expansion au dehors, qui est, selon le mot de feu le président Mac Kinley, « le devoir et la destinée manifeste des États-Unis. »