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d’un territoire, si peuplé soit-il, en État. Les îles seront donc organisées en simples Territoires et resteront telles aussi longtemps qu’on le jugera convenables. Mais, si l’on fait disparaître par ce moyen quelques difficultés politiques, il en subsiste d’autres, et de plus graves encore, d’ordre économique et social. En vertu de la Constitution, telle du moins qu’elle a été unanimement interprétée jusqu’à la guerre, les personnes comme les choses ont le droit de circuler librement à travers tous les États et Territoires. Tout homme peut se déplacer, changer de domicile comme il l’entend ; toute marchandise peut être transportée sans être frappée d’aucun droit. Mais alors, les habitans des Antilles et des Philippines vont être libres de s’établir sur le sol américain et d’y importer en franchise leurs produits. Ainsi l’Union aura interdit aux Chinois l’accès de son territoire ; elle aura multiplié les lois restrictives de l’immigration européenne elle-même, afin d’éloigner les gens ignorans ou arriérés venant pour la plupart de l’Europe orientale ; elle aura pris toutes sortes de précautions pour écarter les élémens inférieurs, hétérogènes, lents à s’assimiler, pour préserver aussi ses classes ouvrières de la concurrence d’une main-d’œuvre à bas prix ; et elle recevrait maintenant à bras ouverts les illettrés et les nègres des Antilles, les jaunes, souvent musulmans ou païens, des Philippines ! Elle aura protégé à grand renfort de tarifs telles industries ou telles cultures, elle aura même donné des primes à ses planteurs de canne, pour en venir aujourd’hui à ouvrir ses portes toutes grandes aux cigares de Manille et de la Havane, aux sucres de Cuba et de Porto-Rico !

On voit quelle grave atteinte l’expansion territoriale menace de porter à des intérêts que c’était la politique traditionnelle des États-Unis de protéger. Pourtant il ne semble pas que, dans les États riverains du Pacifique, les plus intéressés en la matière, l’opinion se soit d’abord beaucoup préoccupée de la perspective de voir les Philippins remplacer les Chinois et faire concurrence aux ouvriers blancs. C’est que ce péril social ne paraissait pas imminent : les hommes se déplacent moins facilement que les choses et les nouveaux courans d’émigration mettent plus longtemps à s’établir que les courans commerciaux. Le péril économique était moins grave en lui-même, car aucune des industries ou des cultures vraiment vitales des États-Unis ne se trouvait menacée par la concurrence des îles, mais il était plus pressant.