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concevoir un qui soit plus désobligeant. De toute nécessité, et puisque le monde de la vie parisienne est le monde où l’on fait la vie, le personnage principal sera le viveur. Celui qu’on nous présente dans Le Joug est un quadragénaire fatigué, du nom de Courtial. Des signes certains, brûlures à l’estomac, douleurs de reins, erreurs de direction, l’avertissent que vingt années de fête ont produit leur résultat normal et que son organisme usé demande grâce. Comme il est d’ailleurs parfaitement incapable de mettre dans sa vie d’autres occupations que celles auxquelles il a consacré jusqu’alors toute son activité, il cherche un moyen de concilier avec la satisfaction de ses vices les soins de son hygiène. Comment continuer de sacrifier à l’éternel féminin sans hâter la venue de la paralysie qui menace ? Ainsi se pose à cet intéressant personnage le problème de l’existence. Tout héros de tragédie a son confident, tout Oreste a son Pylade ; dans le monde où nous sommes, l’ami, c’est le parasite. Depuis les années de collège, Jacques Arrive ! s’est fait l’inséparable de son camarade riche. Paresseux, débauché, auteur de vagues inventions, mêlé à de louches tripotages, ce raté risquerait plus souvent qu’à son tour de dîner par cœur et de coucher sous les ponts, s’il n’était assuré de trouver chez Courtial la pitance quotidienne et l’aumône. D’ailleurs, envieux, à la manière de tous les ratés, et sourdement hostile à celui qui dépose la pièce de vingt francs dans sa main toujours tendue. Tel est le côté des hommes. Voici le côté des dames. La mère Gambier a fait ses premières armes dans les brasseries du quartier Latin, à l’époque où elle s’appelait Armandine, a depuis roulé le long d’aventures sans nombre, passé de mains en mains sans jamais parvenir à trouver une position sérieuse, est aujourd’hui loueuse de chaises à Saint-Sulpice. On pensera sans-doute que la fille de cette affreuse matrone a de qui tenir. Cette Juliette, l’héroïne du Joug, a vingt ans ; elle a été élève du Conservatoire, n’y a pas appris la déclamation mais y a fauté avec un de ses camarades, un ténor nommé Sunson ; afin de la changer de milieu, on l’a mise chez des religieuses qui tiennent un ouvroir ; n’ayant décidément de vocation ni pour l’art dramatique ni pour la couture, elle cherche à sa jeunesse un emploi plus lucratif. Ajoutez quelques silhouettes de filles et celle d’une femme de la meilleure société dont le divertissement préféré est de souper dans un bouge tenu par un cabaretier hermaphrodite. Quel monde ! Et quel soulagement on éprouverait à se retrouver dans l’honnête atmosphère des crimes de l’Ambigu !

Notez que ces tristes personnages nous ont été déjà présentés