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haine politique et aux luttes fratricides. « Le diable, dit ce fanatique, est déchaîné à Vienne ; ils y ont insulté le Seigneur et même le Saint-Père. C’est de la folie. Il faut donc le chasser avec la croix, l’Antéchrist, avec le rude bois de la croix. Piff ! paff ! il faut le moudre avec la croix, le démon infernal qui rampe dans le pays, le monstre géant dont la tête est encore à Vienne, mais dont la queue embrasse déjà le Tyrol, etc. » C’est, on le voit, le ton apocalyptique en usage au temps des guerres de religion, et Rosegger excelle dans la transcription de ces improvisations populaires. — Ici, l’intervention en sens inverse d’un assistant de sang-froid ne fait qu’exciter encore les passions de la multitude, s’agitant confusément dans l’ombre du soir : « A la lueur pâle des cierges, ce fut un spectacle terrifiant que de voir les croix saisies, soulevées, brandies au-dessus des têtes, et s’entre-choquant dans la foule. » — Une fois de plus, l’auteur réserve au ministre de la religion la mission évangélique du pacificateur : « Enfin arriva le curé de Geeding, un grand vieillard plein de majesté ; sa voix avait des accens bien connus. On l’écouta : il se plongea dans la mêlée, mit lui-même la main à séparer les combattans, et, sans user de phrases sonores, trouva des mots d’apaisement et de conciliation. Il réussit à calmer la foule, qui se dispersa. »

Voilà un rôle digne du prêtre, et ce spectacle offre une image puissante des inconvéniens de certains procédés de polémique, dont Rosegger a souffert lui-même, auxquels il a répondu parfois sans mansuétude (bien qu’on ne puisse l’accuser pour sa part d’excitations à la violence), mais qui lui ont, en tous cas, fait plus séduisans les sentiers de l’indépendance et plus ardues les voies du retour. De tels enseignemens ne sont pas superflus à introduire dans nos méditations de l’heure présente. Et, plutôt que de terminer ici par un anathème pharisaïque sur les erreurs d’un homme de bonne volonté, nous pensons mieux faire en exprimant notre sympathie pour son ardente recherche du vrai et du bien, pour les luttes douloureuses qu’il a évidemment soutenues contre lui-même ; en un mot, pour la droiture d’intentions qui doit lui mériter quelque jour la sérénité du cœur et la paix de la conscience.


ERNEST SEILLIERE.