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devant un décret de proscription impitoyable et absolue. Nous l’avons dit, cette race a eu pitié même du mauvais larron, ainsi que les Bretons pardonnent à Judas : dans son sein, des protestations naîtront toujours contre les condamnations sans appel, et nous en retrouverons bientôt d’analogues au sujet des châtimens éternels. — Ce ne fut pas là l’unique velléité d’indépendance du jeune paysan. Il nous a dit encore à quel point le frappa la lecture de Nathan le Sage, innocemment prêté par un jeune séminariste, son compatriote d’Alpel[1] ; il a conté ses projets chimériques, tandis qu’il projetait de fonder une religion nouvelle, en collaboration avec le charbonnier Hansel[2], esprit de même nature que le sien, et que les deux camarades s’arrêtaient seulement devant la crainte de perdre la foi de leur enfance sans trouver grand’chose de bon à lui substituer. — Aussi Rosegger quitta-t-il malgré tout son village encore pénétré d’un parfum de mysticisme gracieux, et demeuré profondément chrétien de sentimens, quelles que fussent les vagues inquiétudes de sa raison juvénile[3]. Il accepta même du fond du cœur les avis paternels que son pasteur lui donna pour viatique sur le chemin de la grande ville aux attraits périlleux.

A l’en croire, ce fut encore l’intolérance qui rendit la parole au démon de la contradiction dans son cœur. Ses premiers écrits trahissaient-ils déjà quelque indiscipline dogmatique ? Devint-il suspect au parti catholique comme pupille de tuteurs libéraux, qu’il n’avait pas choisis pourtant, mais acceptés tels que le destin les lui offrait par une faveur inespérée ? Toujours est-il que ses débuts littéraires furent persiflés et raillés dans les feuilles religieuses ; qu’on l’y nomma « tailleur en rupture de banc » et « culotte de cuir ; » en un mot, que l’amour-propre du jeune homme se cabra sous des piqûres réitérées. Il n’a pas hésité à le reconnaître depuis : ces révoltes étaient puériles ; mais était-il

  1. Mein Weltleben, « Urbain Offenluger. »
  2. Allerhand Leute, « le Charbonnier Hansel. »
  3. Il semble qu’on doive considérer comme imaginaires et comme fruits de sa période ultérieure de doutes et de luttes morales les convictions qu’il prête à son Sosie, Haidepeter’s Gabriel. Ce jeune rationaliste de quinze ans, cet iconoclaste en herbe, qui fait scandale au cours d’un enseignement religieux donné en plein air par le curé de la paroisse voisine, ce n’est pas le véritable Rosegger. Celui-là, tout au contraire, nous a dit ailleurs ses succès orthodoxes dans une semblable circonstance. Son Gabriel est la création d’une conscience déjà troublée, d’un esprit déjà partagé contre lui-même par le contact plus prochain de la pensée moderne. (Als ich jung noch war, p. 120.)