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échange de ma pension et de mes habits. Je n’apprends pas vite, mais bientôt j’abattrai, vous verrez ça, autant de besogne que les autres. Seulement je ne suis pas bien forte. Non que j’aie peur de l’ouvrage ; mais les semaines où je ne peux pas donner mes sept dollars à la maison, je me fais du mauvais sang.


Samedi soir je me suis rendue à l’exposition de printemps d’un grand magasin de notre quartier. Il est apparemment bien achalandé, mais sauf les articles d’usage ordinaire, tels que des bas et des souliers, tout y est ce qu’on appelle de la camelote. Par exemple, voilà un pompeux étalage de jupes de soie, garnies de dentelle et de velours, d’après les modèles des grandes couturières. Les prix de ces vêtemens varient de dix à onze dollars, et il n’y en a pas un assez solide pour pouvoir durer au-delà de quelques dimanches. Dans la rue au-dessous, j’ai laissé devant les glaces de la montre plusieurs groupes d’Italiennes habillées à la mode de leur pays et qui gazouillaient entre elles de leurs douces voix du Midi. Les moins pauvres entrent et ont vite fait d’échanger leur argent rapidement gagné contre le luxe de mauvaise qualité si cher à l’ouvrière américaine. Les châles de couleur vive sont remplacés par des chapeaux couronnés de plumes d’autruche ; bref, elles s’affublent si bien que leur charme particulier en est effacé. Elles deviennent vulgaires comme tout le reste.

Dimanche matin : Mrs Brown, la directrice de ma pension, m’invite à déjeuner avec elle et miss Arnold, une de mes camarades de chambre. Miss Arnold est ce qu’on appelle un peu snob. Elle prend des leçons de musique à quatre dollars la leçon, qu’elle paye avec de l’argent emprunté. Comme la plupart des jeunes Américaines, c’est une victime du luxe.

— Je suis lasse de ces jaquettes de taffetas, et vous ? demande-t-elle en lorgnant mon ulster très fané.

Mais Mrs Brown est toute différente. Elle appartient à la génération des vieux époux qui ont traversé la vie, appuyés l’un sur l’autre.

Après cinquante ans de parfaite intelligence avec Brown, elle est devenue veuve, il y a de cela trois ans. Notre première conversation tourne sur ces sujets personnels, qui sont l’unique ressource du petit monde.

— Oh ! quant à ça, les peines ne m’ont pas manqué ! commence-t-elle.