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travaillent à la machine électrique et font les besognes d’occasion, portent d’élégans corsages en soie claire de toutes couleurs avec des cols enrubannés.

— Je ne suis ici qu’en passant, me dit, pendant que nous déjeunons, une de ces coquettes Américaines. L’atelier auquel j’appartiens vient de brûler. Rien ne me ferait travailler sous celle-là, — et elle montre du doigt la maîtresse irascible ; — non, je ne la supporterais pas, même si l’on me payait très cher.

Dans les fabriques, nous étions, évidemment, les simples auxiliaires de la machine qui nous prêtait sa force, pour que nous la lui rendions en proportion mathématique. Le vacarme étourdissant isolait les ouvrières les unes des autres et confondait la personnalité de chacune en un commun effort mécanique. L’atelier, au contraire, est un groupement d’individus qui travaillent chacun sans outre secours que celui de son cerveau et de ses mains. Les caractères se dégagent et se posent dans une certaine atmosphère morale. Mais les perpétuelles réprimandes de la surveillante rendent les heures bien longues. Tous les soirs je prends la résolution de m’en aller, et une faiblesse dont j’ai honte me ramène le lendemain, parce que là du moins je suis assurée d’un dollar. Affronter la cité géante en quête d’ouvrage m’effraye ; et puis, je ne sais quelle excuse donner à mon départ. Cependant une occasion de révolte s’offre un jour, si tentante que j’y cède. Tandis que je découds un pantalon, une punaise sort de la couture ; c’est le point de départ d’une discussion avec la mégère qui nous opprime. Espérant que mon exemple pourra servir à mes compagnes dans une semblable occurrence, je déclare que je ne travaillerai pas sur des habits pleins de vermine. En conséquence, on me paye et on me congédie pour insubordination.

Sans perdre un jour, je me mets, le lendemain matin, en quête d’expériences nouvelles. Le journal est rempli d’annonces, mais dans toutes, il y a quelque stipulation qui diminue les chances d’une débutante telle que moi.

Enfin je finis par découvrir certain entrefilet portant simplement : « On demande des ouvrières, » et, une heure après, je suis à l’adresse indiquée : une grande fabrique de cadres. Ma tâche est facile, mais lente. Coller ensemble des feuilles de carton et clouer des montages en fer-blanc aux quatre coins du cadre qu’elles forment. Ce travail dure de sept heures du matin à cinq