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l’homme et la toilette. Deux filles se sont disputées ce matin même à propos d’un emballeur, beau garçon à larges épaules, qui a touché leur cœur à toutes les deux. La querelle commence légère par un échange d’allusions désobligeantes, mais bientôt elle arrive au point où ne suffisent plus les paroles. On prévient le patron. Il n’aime pas à s’occuper de ce qui ne le regarde pas, mais applique avec calme le règlement, ordonnant aux deux amazones de sortir, jusqu’à ce qu’elles se soient mises d’accord, vu qu’il ne paye pas ses employées pour qu’elles se battent. De sorte que les deux rivales vont passer une heure au grand air en échangeant des coups de poing, qui ont pour résultat de les calmer. Ce premier mouvement une fois satisfait, le bel emballeur n’intéressa plus ni l’une ni l’autre. Vanité toute pure. La science de l’amour, telle que la pratiquent les Américaines de toute classe, peut être résumée en deux mots : conquérir et résister. Elles badinent avec le sentiment, et l’attrait qu’elles tiennent à inspirer hante leur imagination, se mêle à tout ce qu’elles disent. De première importance sont leurs sacrifices à la toilette ; coquettes, oui ; mais non pas amoureuses. Des superstitions de toute sorte sont courantes parmi elles : éternuer un samedi promet la visite d’un « beau ; » une longue feuille de thé au fond de la tasse représente la rencontre d’un grand jeune homme. Cachée sous la table de l’atelier une Clé des Songes fournit aux ouvrières l’interprétation de leurs rêves nocturnes. Elles sont fantasques, ces jeunes femmes, romanesques jusqu’à un certain point, froides et orgueilleuses. La mesure de leur puissance n’est pas dans la consolation qu’elles apportent, mais dans le tourment qu’elles infligent. Conquérir et résister, cette théorie que leur tempérament, dépourvu de passion, leur permet de mettre en pratique, les empêche de renoncer à la liberté qu’elles chérissent et de congédier les soupirans, qui assisteront un jour à leur noce comme ils iraient à un enterrement. Après, on ne rit plus : l’honnêteté dans le mariage est générale.

Il va sans dire qu’une autre catégorie de filles s’abandonne brutalement au plaisir, fréquente les spectacles, boit et se traîne par la ville au bras des hommes. Celle-là est connue sous le nom de « bum ; » elle a sacrifié une bonne fois sa réputation et ne peut rester à la fabrique. Les patrons exercent, autant que possible, une salutaire influence sur la moralité de leurs employées, se réservant le droit de juger leur conduite hors