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sens pas plus fatiguée en rentrant que je ne l’étais le matin. Deux lignes bleues lui creusent le visage, cependant, des yeux au milieu de chaque joue.

— A Noël, vous savez, continue-t-elle, nous avons un congé de quinze jours. Je ne sais alors que devenir.

— Votre mère travaille aussi ?

— Oh ! certainement non. Nous n’avons pas à gagner notre vie. Mais si je ne travaillais plus, je ne serais pas habillée comme je le suis. Je me fais de six à sept dollars par semaine. J’en mets un peu de côté ; le reste, je le dépense pour moi.

Une voisine se mêle à notre conversation.

— Je parie que vous ne devinez pas mon âge ? me dit-elle.

Je la regarde, elle a le visage et le cou ridés ; ses larges mains sont calleuses et crevassées ; elle est grande avec des jupes courtes. A quoi m’en rapporterai-je ? Si je jugeais par le plaisir qu’elle a pu avoir dans la vie, je serais tentée de répondre qu’elle est encore à naître. Si je me reportais à l’effort accompli, je dirais volontiers : Mille ans.

Je prends un juste milieu et je hasarde :

— Vingt ans peut-être ?

— J’en ai quatorze, dit-elle en riant. Je ne me plais pas à la maison. Les petits m’embêtent. Dans la famille de maman on a de quoi. Je travaille pour mon plaisir.

— Je voudrais pouvoir en dire autant, réplique une « nouvelle. » Nous sommes trois sœurs qui faisons vivre maman : treize dollars de loyer à payer, cinq dollars de charbon tous les mois, ce n’est pas une plaisanterie !

Encore le sifflet ! Je retourne à ma tâche monotone. Elle devient pour moi plus machinale ; je puis maintenant observer ce qui se passe. Qu’est-ce qui, dans cette classe, détermine la supériorité de telle ou telle ? Pourquoi la petite fille qui remplit les flacons de pickles gagne-t-elle plus au bout de cinq mois que celles qui ont passé une année entière dans le même métier ? Parce qu’elle est plus intelligente. L’intelligence est la clef de tous les succès chez les pauvres, elle est leur véritable capital, elle assure à ceux qui la possèdent des profits qui témoignent de l’éternelle vanité du rêve dont se bercent les socialistes. Mes camarades sont toutes nées de parens étrangers, Allemands, Hongrois, Irlandais. Elles n’ont pas l’esprit, la pénétration de l’ouvrière italienne ou française. Des occasions presque