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une jolie fille très anémiée verse des achars dans des flacons.

— Depuis combien de temps êtes-vous ici ? lui dis-je, attirée par son air capable. Elle travaille bien et avec aisance.

— Cinq mois à peu près.

— Combien gagnez-vous ?

— De quatre-vingt-dix sous à un dollar par jour, sept sous par huit douzaines de flacons que je remplis.

— Demeurez-vous dans votre famille ?

— Oui, je ne suis pas forcée de travailler, je ne paie pas de pension, mon père et mes frères nous font vivre, maman et moi ; mais, — ses yeux brillans pétillaient, — je ne pourrais pas m’offrir la toilette que je porte si je ne venais pas ici.

— Et vous dépensez tout votre argent en toilette ?

— Ma foi, oui.

C’est jour de nettoyage.

Après le lunch nous avons à frotter le plancher, à gratter les tables. Plaintes générales ! Les ouvrières sont d’accord pour déclarer qu’il n’est pas juste qu’on leur impose ce gros ouvrage. Je voudrais savoir en effet si l’on en demande autant aux hommes, et la première fois qu’on m’envoie chercher une provision de savon dans leur département, j’en profite pour m’assurer de ce que peut être l’interprétation masculine du « ménage. » L’un d’eux promène un jet d’arrosoir sur le plancher, que les autres nettoient avec des balais à longs manches.

— Vous en prenez à votre aise, dis-je au contre-maître !

Il me répond : — Ici on ne s’éreinte pas à frotter. Et les femmes n’y seraient pas forcées non plus, si elles avaient seulement le cœur de dire toutes ensemble qu’elles ne veulent pas.

Après un dimanche de repos, j’arrive avant l’heure le lundi matin, ce qui me permet de causer quelques minutes avec une ouvrière à la pièce, qui colle des étiquettes sur les pots de moutarde. Elle a quinze ans.

— Aimez-vous votre besogne ? lui dis-je. (Je me suis aperçue que c’est la forme classique pour se présenter à une camarade.)

— Mais oui, me répond-elle, contente de pouvoir raconter sa petite histoire. J’ai commencé dans un magasin de confections. Je ne faisais que deux dollars cinquante par semaine, mais je n’avais pas à me tenir debout. Quand je suis venue ici, j’étais si fatiguée, sans cesse sur mes jambes, que je pleurais tous les soirs, J’ai bien pleuré deux mois. Maintenant j’y suis faite. Je ne me